Interprétation et traduction des phraséologismes du chinois vers le français : le cas du roman Beaux seins, belles fesses de MO Yan

DOI : 10.54563/lexique.153

p. 157-172

Résumés

The fixed expression has become, since the second half of the twentieth century, one of the greatest objects of study of linguistics and translation. As a special category of Chinese phraseology, chéngyŭ (a type of chinese idiom) are more difficult for translators because of their intralinguistic and extralinguistic specificities. This study is based on concrete cases of chéngyŭ translations by analyzing a bilingual corpus made up of this category of phraseologisms in Chinese (source language) and their translations into French (target language). The corpus is extracted from a Chinese literary work and its translation into French. In this study, we will discuss the definition and characteristics of chéngyŭ. Then, we will analyze our corpus, firstly to have a general idea of the translation of this literary work based on authentic data, secondly to analyze more closely the different adaptation strategies adopted by the translators in order to provide reflections on how to transcribe chinese phraseologisms into French.

Le figement constitue, depuis la seconde moitié du XXème siècle, l’un des grands sujets d’étude de la linguistique et de la traduction. En tant que catégorie spéciale de la phraséologie chinoise, les chéngyŭ (une forme de phraséologisme chinois) posent des difficultés particulières aux traducteurs en raison de leurs spécificités intralinguistiques et extralinguistiques. Cette étude se fonde sur des cas concrets de traduction des chéngyŭ, en analysant un corpus bilingue constitué de cette catégorie de phraséologismes en chinois (langue source) et de leur traduction en français (langue cible). Le corpus est extrait d'une œuvre littéraire chinoise et de sa traduction en français. Nous aborderons dans cette étude la définition et les caractéristiques des chéngyŭ. Nous analyserons ensuite notre corpus, d’une part pour avoir une idée globale de la traduction de cette œuvre littéraire en nous basant sur des données authentiques et, d’autre part, pour dégager les différentes stratégies adoptées par les traducteurs confrontés au type de phraséologismes étudiés.

Plan

Notes de la rédaction

Received: March 2021 / Accepted: July 2021
Published online: December 2021

Texte

1. Introduction1

Avant de nous interroger sur le sujet de cette contribution, il nous semble indispensable d’analyser deux termes, à savoir traductologie et traduction. Le terme de traductologie, créé par trois chercheurs belges en 1968, et repris par Brian Harris en 1972 lors d’un colloque de linguistique au Canada (Ballard, 2004, p. 51), renvoie à une réflexion approfondie sur toutes les approches de la traduction, c’est une discipline qui « rompt avec l’action directe, productive de traduction, pour s’interroger et réfléchir sur la traduction » (Ballard, 2006, p. 180). Quant à la traduction, nous partageons la position de Ladmiral (1979, p. 11) : « [l]a traduction désigne à la fois la pratique traduisante, l’activité du traducteur (sens dynamique) et le résultat de cette activité, le texte-cible lui-même (sens statique) ». Cette activité consiste à transférer tout élément qui caractérise le texte source dans le texte cible, tout en respectant au maximum la forme et le contenu du texte original.

Bien que la traduction vise à être la plus fidèle et conforme possible, elle fait souvent face à des difficultés majeures, qui rendent complexe la tâche du traducteur et peuvent parfois le rebuter, comme c’est le cas des phraséologismes. Ces derniers représentent certainement, lors d’une opération de traduction, un écueil de taille, car ce ne sont pas des constructions simples, mais bien des cristallisations de facteurs à la fois linguistiques et culturels, d’autant plus lorsque les langues étudiées sont typologiquement et culturellement éloignées, comme c’est le cas du français et du chinois2. En chinois, il existe un grand nombre de phraséologismes, dont une catégorie est considérée comme la plus répandue et la plus étudiée, les chéngyŭ 成语. Ce sont des phraséologismes stéréotypés ou des syntagmes concis qui se présentent généralement en quatre caractères. Caractérisés par une structure fixe, ils peuvent exprimer de manière autonome un signifié qui ne se réduit communément pas au sens littéral (Ma, 1978 ; Zhang & Ji, 2008 ; Rocher & Chen, 2015). Il s’agit de la catégorie des phraséologismes qui pose le plus de difficultés aux traducteurs en raison de ses spécificités, intralinguistiques et extralinguistiques.

Le présent travail examine quelques-uns des problèmes que posent l’interprétation et la traduction des chéngyǔ 成语 du chinois vers le français à partir du roman Fēng rǔ féi tún 丰乳肥臀) de Mo Yan (2003). Le prix Nobel de littérature de 2012 lui a été attribué, et l’emploi abondant de chéngyǔ 成语 fait partie des caractéristiques stylistiques de cet auteur. Notre analyse prend comme point de départ un corpus aligné chinois / français, dont la traduction a été réalisée par Noël et Liliane Dutrait (Beaux seins, belles fesses, 2004). Il s’agit ici de mettre en lumière la pertinence de s’adapter à la culture cible.

Le but de l’étude est de répondre aux questions suivantes à l’aide des phraséologismes repérés dans notre corpus : quelles sont leurs caractéristiques linguistiques ? Quels sont les obstacles qui gênent le traducteur ? Pourquoi les équivalences préétablies dans les dictionnaires ne sont-elles pas adoptées ? Pourquoi la plupart des phraséologismes sont-ils traduits de façon littérale ? Pourquoi et dans quelle mesure les expressions quadrisyllabiques posent-elles des problèmes particuliers pour la traduction ?

2. Le chéngyǔ : définition et caractéristiques

Chéngyŭ est la transcription en pinyin du terme chinois 成语. Il se manifeste, une fois traduit en français, sous la forme d’une locution, d’une expression, d’un idiotisme3, ou encore d’un proverbe4. Cependant, toutes ces traductions ne renseignent pas vraiment sur les propriétés du chéngyŭ. Si on l’analyse de plus près, d’un point de vue sémantique, le terme est composé de deux caractères dont le premier, chéng , signifie ‘accompli, achevé’ et le second, , ‘parole’5. Certains linguistes traitent le premier caractère, chéng , comme un verbe. Par exemple, selon Trapp (2011, p. 4), le chéngyŭ se traduit littéralement par ‘formuler une expression’ ou, pour être plus idiomatique, par ‘forger un proverbe’ (Trapp, 2011, p. 4). Il s’agit d’une unité polylexicale de sens complet. D’un point de vue syntaxique, il implique un figement des éléments, fixes et inséparables.

Issus du chinois classique, ils sont caractérisés par leur style élégant et noble. Formellement, ils sont constitués, pour la plupart, de quatre caractères ; ils sont à la fois concis et condensés. Les caractères de leur structure interne sont souvent parallèles. Ils sont surtout marqués par un figement de haut degré : ils rejettent toute modification morphosyntaxique ; ils présentent un sens global qui va de la compositionnalité à la non-compositionnalité absolue – autrement dit, certains chéngyŭ présentent un sens aisément compositionnel, tandis que d’autres possèdent un sens qui n’est pas du tout déductible de celui des caractères le composant ; « Beaucoup d’entre elles [les chéngyŭ] se réfèrent à des histoires tant authentiques qu’imaginaires appartenant au patrimoine culturel chinois » (Poizat, 2015, p. 11). Il est souvent nécessaire de connaître leur origine pour comprendre leur signification. Observons de plus près les caractéristiques des chéngyŭ.

2.1. Fixités formelles

Rappelons dans un premier temps que les séquences libres se composent d’une suite de mots qui peuvent subir des combinaisons libres selon différents contextes linguistiques. Dans ce cas, il est tout à fait possible de remplacer un mot par son synonyme sans que la communication soit perturbée. Cependant, une fois que ces mots intègrent une expression figée, ils perdent leur liberté combinatoire et leur identité individuelle ; ils s’unissent avec les autres composants et forment donc un tout figé. Autrement dit, « les éléments constitutifs sont réfractaires à tout échange lexical » (Tamba, 2011, p. 100), même si ce changement devrait être admissible conformément aux règles grammaticales. D’après Wang Qin (2006, p. 20), « une fois qu’un caractère ou un mot devient un matériel de construction des séquences figées, il ne peut pas être modifié librement »6. Dans les exemples ci-dessous, on ne peut pas remplacer le 足 ‘patte’ par son synonyme jiǎo 脚 ‘pied, patte’, car il ne correspond plus au sens conventionnel partagée par la communauté linguistique concernée, même s’il reste encore compréhensible :

(1)

Huà

shé

tiān

画蛇添足

Dessiner

serpent

ajouter

patte

TL7 : Dessiner un serpent en lui ajoutant des pattes

TF8 : amélioration inutile

Équivalent9 : « Le mieux est l’ennemi du bien. »

(2)

*Huà

shé

tiān

jiǎo

画蛇添脚

*Dessiner

serpent

ajouter

pieds

Le figement est la propriété essentielle des phraséologismes, d’après des linguistes chinois (Sun, 1989 ; Wu, 2007), il ne se limite pas au plan lexical, mais est observable aussi au plan syntaxique. Contrairement aux combinaisons libres, « une fois que les mots se combinent en une unité phraséologique, leur relation est figée, c’est-à-dire que les expressions figées perdent la liberté de changer leur structure syntaxique »10 (Sun, 1989, p. 22).

2.2. Globalisation du sens des chéngyŭ

Le sens des chéngyŭ n’est pas facilement déductible de la combinaison des sens de ses composants, une fusion s’opère entre les composants des expressions figées qui forment une seule et même unité exprimant un sens entier, d’où vient la plus grande difficulté en traduction. Beaucoup de chéngyǔ sont utilisés de manière figurée, métaphorique, métonymique, synecdotique ou encore hyperbolique. Leur origine est spécifiée dans l’annotation du chéngyŭ dans les dictionnaires spécialisés. Ce sont des chéngyŭ non compositionnels et opaques. Il faut connaître ce à quoi ils font allusion ainsi que leur source, pour en découvrir le sens. Par ailleurs, le chéngyŭ est un réservoir du patrimoine culturel chinois : « [l]a majorité d’entre eux ont des références [culturelles] et ils sont différents des dictons et des adages ; la plus grande partie des chéngyŭ sont des sentences littéraires ; ils renferment un sens très fort et reflètent souvent un aspect de la vie ou sont des témoignages d’un événement à valeur de vertu [moralité] » (Doan, 1984, p. 6). Cela provoque l’opacité des chéngyŭ et pose davantage de difficultés au traducteur. Par exemple :

(3)

Bān

mén

nòng

班门弄斧

Ban

porte

manier

hache

TL : manier la hache devant la porte du maître charpentier Lu Ban

TF : étaler son petit savoir devant un éminent maître en la matière

Équivalents : « Il ne faut pas parler latin devant les clercs » ; « Il ne faut pas apprendre aux poissons à nager » ; « ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire la grimace »

Le légendaire Lu Ban, artisan, ingénieur et patron des menuisiers, était particulièrement habile pour manier la hache. Ce chéngyŭ a été utilisé la première fois pour décrire les poètes en herbe qui, visitant la tombe de Li Bai (701-726), grand poète de la dynastie Tang, gravaient leurs propres vers sur les rochers alentour. Ainsi, Mei Zhihuan, érudit de l’époque Ming disait qu’agir ainsi, c’était « parader devant l’atelier de Lu Ban avec sa propre hache ». On peut utiliser cette expression pour décrire une personne peu modeste qui se ridiculise en voulant faire une démonstration de ses connaissances à quelqu’un qui en sait plus qu’elle.

Puisqu’ils sont issus du chinois classique, nombre d’entre eux gardent non seulement le style du chinois ancien écrit, mais comportent aussi des archaïsmes. Ainsi, il arrive souvent qu’un caractère ou un sens particulier d’un caractère en chinois classique ne s’utilise plus dans le langage courant de nos jours. Ce genre de caractères existe pourtant encore dans les chéngyŭ utilisés par nos contemporains. La syntaxe du chinois classique et l’archaïsme contribuent à l’opacité sémantique d’un chéngyŭ. Par exemple, dans le chéngyŭ ci-dessous (4), le 履 ‘chaussure’ est un mot archaïque qui n’est plus employé dans le langage courant.

(4)

Xuē

shì

削足适履

Couper

pieds

adapter

chaussures

TL : se couper les pieds pour les adapter à ses chaussures

TF : adopter mécaniquement des mesures inappropriées

2.3. Propriété formelle : le quadrisyllabisme11

La grande majorité des chéngyŭ se compose d’une suite de quatre caractères. C’est le critère formel le plus important car il permet de distinguer le chéngyŭ d’énoncés très ressemblants comme le 谚语 yànyŭ (proverbe), le 歇后语 xiēhòuyŭ (expression en suspens), ou le 俗语 súyŭ (dicton). Des études statistiques ont montré que le pourcentage des formes quadrisyllabiques dépasse 90%. En effet, selon le chercheur Yu Guangzhong, la langue chinoise compterait plus de 50 000 chéngyŭ, dont 96% seraient composés de quatre caractères (cité par Rocher & Chen 2015, p. 4). En outre, dans notre corpus de chéngyŭ extraits du roman Beaux seins, belles fesses, nous avons finalement dénombré 1560 phraséologismes de différents types, soit 2785 occurrences. La majorité sont des chéngyŭ quadrisyllabiques, soit 1454 types (93%), 2627 occurrences (94%). En voici un exemple :

(5)

Huò

dān

xíng

祸不单行12

Malheur

particule négative

seul

survenir

TL : Le malheur n’est pas seul à survenir

TF/équivalent : Un malheur n’arrive jamais seul

Les chéngyŭ sont composés de quatre caractères indépendants qui assument seuls leur fonction sémantique. Cependant, la structure quadrisyllabique les dote de caractéristiques spécifiques : elle permet d’avoir des expressions symétriques, équilibrées, rythmées et harmonieuses qui gardent une forme brève et concise.

3. Analyse de traductions

Nous avons extrait tous les chéngyŭ chinois à l’aide d’un programme informatique que nous avons conçu spécialement pour cette tâche. Nous avons d’abord établi, en nous basant sur des dictionnaires, une base de données constituée de plus de 65 000 expressions figées. Le logiciel a recherché la fréquence de ces expressions dans le roman étudié et les résultats positifs ont été validés manuellement. Précisons qu’il n’est pas question ici d’une critique de la traduction littéraire. Notre objet d’étude concerne uniquement les éléments textuels que sont les expressions quadrisyllabiques.

En analysant la traduction des chéngyŭ de Noël et Liliane Dutrait dans notre corpus, nous distinguons quatre stratégies de traduction : recherche des équivalents (3%), traduction littérale (66%), traduction figurée (30%), et suppression de traduction (0.03%). Ces différents cas de figure sont commentés et illustrés dans les prochaines sections.

3.1. À la recherche des équivalences

L’établissement des équivalences a ses avantages pour garder au maximum le sémantisme du phraséologisme source. Comme le remarque Mejri (2008, p. 249), « en traduction, le fait de dégager tout le jeu d’équivalences possibles entre les langues fournirait sûrement un outil très efficace pour réduire au maximum les déperditions pour des raisons strictement linguistiques ». Parmi les différents modes de traduction, les traducteurs cherchent d’abord à trouver des équivalences, étant donné que la question de l’équivalence soulève naturellement la question de la fidélité. Cependant, c’est la stratégie la moins utilisée par les traducteurs, les phraséologismes dans la langue source sont traduits à l’aide de leurs équivalents en français dans seulement 3% des cas dans notre corpus, car ces équivalences n’existent pas toujours. Par exemple :

(6)

这种事儿 (chèn rè dǎ tiě)才能成功!” (p. 846)13

« Il faut battre le fer tant qu’il est chaud si on veut réussir ! » (p. 1242)14

Chèn

tiě

热打铁15

Quand

chaud

battre

fer

(7)

“[…] 人民日纸黑字 (bái zhi hei zì)登着呢才能成功 (p. 846)

« C’était écrit noir sur blanc dans Le Quotidien du peuple ! » (p. 1242)

Bái

zhi

hei

白纸黑字

Blanc

papier

noir

caractère

Le phraséologisme dans l’exemple (6) chèn rè dǎ tiě se traduit littéralement « Il faut battre le fer tant qu’il est chaud » et celui dans l’exemple (7) veut dire littéralement « noir sur blanc ». La lecture littérale de ces deux phraséologismes est identique dans les deux langues et leurs signifiés se réfèrent à un même sens, à savoir ‘agir au moment opportun’ et ‘c’est écrit sans aucune ambiguïté’. Pour ces deux exemples, les traducteurs ont assuré une fidélité et un respect quasi-total du texte original tant du point de vue lexical que sémantique. Une traduction directe s’est naturellement imposée, ce qui permet de susciter des réactions similaires chez les lecteurs du texte original et ceux de la traduction française. Cependant, nombre de chercheurs ont déjà souligné le fait que la recherche d’équivalence dans une autre langue n’est pas toujours facile (Rocher & Chen, 2015 ; Lüger, 2013) et généralement il n’existe pas stricto sensu d’équivalence entre un chéngyŭ chinois et son homologue français. Tel est le cas de l’exemple suivant :

(8)

科学和政治是两码事政治可以翻云覆雨可以朝秦暮楚 (zhāo qín mù chǔ)可以把白的说成黑的黑的说成白的但科学确实严肃的。” (p. 846)

« La science et la politique sont différentes, la politique peut interpréter les choses comme elle le veut, changer comme une girouette, dire que ce qui est blanc est noir et vice versa, mais la science est une chose sérieuse » (p. 1244)

Zhāo

qín

chǔ

朝秦暮楚

Matin

Qín

soir

Chǔ

Le phraséologisme chinois zhāo qín mù chǔ dans le texte cité vient d’un fait historique et signifie littéralement ‘servir le matin (Qin) et le soir (Chu)’. Qin et Chu étaient deux grandes puissances opposées l’une à l’autre qui se battaient souvent pendant la période des Royaumes combattants (Vème-IIIème s. av. l’ère commune.). Afin d'assurer leurs propres intérêts et leur sécurité, certains petits vassaux avaient tendance à favoriser tantôt Qin et tantôt Chu. On constate que les traducteurs ont recours à une expression analogue dans la traduction française « changer comme une girouette » qui caractérise « le comportement d’une personne versatile, qui change fréquemment d’opinion ». Quelque similaire que soit leur sens, il est incontestable que la traduction du phraséologisme en français et sa version originale n’appartiennent pas au même niveau de langue : le premier représente un registre oral ou courant tandis que le second appartient à un registre littéraire et soutenu qui exige des connaissances, généralement inaccessibles aux gens qui n’ont fait que peu d’études. La traduction produit ainsi un phraséologisme-cible sémantiquement équivalent au phraséologisme-source, mais celui-ci reflète un style et une culture différents, et son usage est également distinct. Par conséquent, bien que la similarité des sens permette aux lecteurs d’accéder au texte, les lecteurs du texte original n’ont pas le même ressenti que les lecteurs du texte dans la traduction française.

Il est intéressant de voir que les phraséologismes ci-dessus sont issus de deux cultures éloignées mais qu’ils présentent pourtant la même image et la même interprétation. Désormais, nous savons que « toute langue souffre de lacunes dans son vocabulaire et dans une perspective contrastive il y a lacune chaque fois qu’un signe de la langue de départ ne trouve pas d’équivalent dans la langue d’arrivée » (Szende, 1996, p. 113). En effet, le nombre de phraséologismes chinois ayant une équivalence en français est très limité. Dans notre corpus, nous n’avons relevé que 3% de chéngyŭ traduits par leurs équivalents en français.

Rappelons que la recherche des équivalences des phraséologismes rend la traduction plus facile et efficace. Cependant, la traduction ne se limite pas au niveau de la langue, mais qu’elle intervient aussi au niveau du texte, voire encore au niveau du contexte, particulièrement dans les textes littéraires. Les textes littéraires reflètent les caractéristiques personnelles d’un auteur, ses sentiments, ses valeurs, son opinion, son style et son esthétique. Quant à l’emploi de phraséologismes dans un texte littéraire, il renvoie souvent également à la subjectivité d’un auteur. La traduction devient plus délicate, étant donné que le choix des phraséologismes dépend non seulement de leurs connotations intralinguistiques et extralinguistiques mais aussi de l’interprétation personnelle de l’auteur.

3.2. Les phraséologismes sémantiquement opaques

À travers cette étude, on peut constater que ce qui rend les chéngyŭ difficiles à traduire, c’est principalement le fait qu’ils comportent deux niveaux de sens (interprétations). Le premier niveau, celui du sens littéral, correspond à l’addition du sens de chacun des composants qui figurent dans son signifiant ; le deuxième niveau correspond à la dimension métaphorique ou à la connotation attachées à ces expressions. Pour les chéngyŭ qui sont sémantiquement opaques, la traduction s’éloigne-t-elle du texte original ou les traducteurs ont-ils réalisé une traduction pertinente ?

Les trois phraséologismes relevés de (9) à (11) sont sémantiquement opaques. L’exemple (9) fait référence à l’anecdote historique qui suit : à la fin de la période des Royaumes combattants (Vème-IIIème s. av. l’ère commune), il y avait sept royaumes sur le territoire chinois. Parmi les sept royaumes, le royaume de Qin était le plus puissant. Le dirigeant de Qin voulait conquérir les autres royaumes pour être le souverain de tous. L'empereur de Qin avait l'intention d'attaquer le royaume de Qi en passant par les royaumes de Han et Wei. Mais son subordonné Fan Ju a déclaré que le royaume de Qi était encore puissant et loin de leur royaume. Même s’ils pouvaient remporter une victoire, ils devaient éviter le territoire de Qi en passant par les royaumes de Han et Wei. Il serait mieux d’étendre petit à petit les territoires et de contrôler fermement chaque pouce de terre qu’ils auront conquis. L’empereur a adopté sa suggestion et a remporté de nombreuses batailles. Autrefois, ce phraséologisme signifiait que chaque pouce de la terre appartenait à l’empereur de Qin. Mais de nos jours, le chéngyŭ dé cùn jìn chǐ 得寸进尺 est utilisé de manière péjorative pour décrire l’attitude d’une personne qui est très gourmande sans jamais être satisfaite de ce qu'elle a. Dans l’exemple (9), les traducteurs ont traduit ce chéngyŭ par son sens figuré « Le Japonais avançait toujours ».

(9)

“日本兵得寸进尺 (dé cùn jìn chǐ),孙大姑不耐烦地抬手把他的刀拨到一边,然后一个优美得近乎荒唐的小飞脚,踢中了日本兵的手腕” (p. 108)

« Le Japonais avançait toujours, mais la grand-tante Sun, sans impatience, leva la main et écarta le sabre, puis un petit pied volant d’une beauté presque absurde frappa le poignet du soldat. » (p. 152)

cùn

jìn

chǐ

得寸进尺

Obtenir

pouce

prendre

pied

TL : Si vous donnez un pouce à quelqu’un, il prendra un pied16.

TF : émettre des exigences toujours plus grandes17

Équivalents : « En vouloir toujours plus » ; « Tu lui donnes la main, il te prend le bras »

Dans l’exemple (10), le sens de l’expression xiōng yŏu chéng zhú est également difficile à saisir en suivant le sens propre des caractères xiōng ‘poitrine’, yŏu ‘avoir, chéng ‘accomplir, et zhú ‘bambou. Ce phraséologisme trouve son origine à l’époque de la dynastie Song, où il y avait un artiste nommé Wen Tong, célèbre pour ses peintures sur bambou. Il cultivait divers bambous partout autour de sa maison. Après une longue observation, l'image du bambou était profondément imprimée dans son esprit quels que soient la saison, le temps ou les différents moments de la journée. Chaque fois qu’il prenait un pinceau, il pouvait immédiatement visualiser les différentes formes de bambou. Un ami a dit : « Quand Wen Tong dessine les bambous, il a leurs images en tête. » L’expression xiōng yǒu chéng zhú signifie alors ‘avoir des plans ou des dessins prêts à l’esprit avant d’effectuer un certain travail afin que son succès soit garanti’. Il est traduit dans le texte en français par : « être sûr de lui ».

(10)

“鲁立人胸有成竹 (xiōng yŏu chéng zhú) 地说:“放心吧,老人家,多则三年,少则两年,您就可以过太平日子啦。” (p. 508)

« Tranquillisez-vous, vieille femme, répondit Lu Liren sûr de lui, d’ici deux à trois ans tout au plus, vous pourrez vivre en paix. » (p. 741)

Xiōng

yŏu

chéng

zhú

胸有成竹

Poitrine

avoir

accomplir

bambou

TL : avoir des bambous dans la poitrine

TF : être sûr de soi

L’exemple (11), xīn yuán yì mǎ est un terme importé du bouddhisme qui est devenu une expression littéraire chinoise. Les quatre caractères xīn yuán 马 signifient successivement ‘cœur’, ‘singe’, ‘esprit’ et ‘cheval’. Il s’agit ici d’une métaphore employant deux animaux : le singe est associé à l’agitation, la curiosité et le mimétisme, ses mouvements aléatoires et incontrôlables symbolisent le caractère capricieux de la pensée humaine ; quant au cheval, c’est un animal qui représente l’énergie et qui est capable de galoper des heures. L’esprit humain est alors comparé à un singe vif et à un cheval au galop. De surcroît, dans le contexte source, l’auteur a personnifié ce phraséologisme qui décrit l’esprit humain en ayant recours au verbe shuānzhù brider une bête’. Il va de soi qu’une traduction littérale « brider le cœur d’un singe vif et l’esprit d’un cheval au galop » n’éclaircit pas l’interprétation du texte source ; elle apporte au contraire des ambiguïtés. Une traduction figurée est adoptée par les traducteurs « brida ses idées galopantes » dans le but de garder la figure du style du texte source et d’apporter une traduction accessible aux lecteurs non sinophones.

(11)

他掐了一朵野菊花触鼻嗅着排除私心杂念拴住心猿意 (Xīn yuán yì mǎ)大模大样地对着自家南墙上新拆出的豁口走来。” (p. 745)

« Il prit un chrysanthème sauvage, le huma profondément, chassa ses pensées égoïstes, brida ses idées galopantes et, prenant fière allure, franchit la brèche récemment ménagée dans le mur sud de sa maison. » (p. 1091)

Xīn

yuán

心猿意马

Cœur

singe

esprit

cheval

TL : le cœur comme un singe, l’esprit comme un cheval

TF : Incontrôlable, capricieux

Il faut admettre qu’il est pratiquement impossible de trouver dans la traduction des expressions adéquates pour ces phraséologismes et que l’on est face à des expressions intraduisibles. Par rapport aux expressions qui figurent dans des dictionnaires bilingues, la traduction du discours est étroitement liée au contexte, ce qui complexifie la tâche des traducteurs, étant donné que ces derniers doivent prendre en compte des facteurs pragmatiques, ainsi que la longueur de phrase, la cohérence morphologique, etc. Comme l’affirment Rocher et Chen (2015, p. 3), « La traduction est affaire de transmission de sens au moyen de langues et de cultures ». Des notes en bas de page sont sans doute une solution afin de rendre accessible et compréhensible le texte source et de garder sa dimension culturelle.

3.3. Les phraséologismes sémantiquement transparents

On pense souvent qu’une traduction mot à mot ou qu’une traduction littérale des phraséologismes n’est pas adaptée en raison de la non-compositionnalité ou de l’opacité sémantique. Comme le déclare Lüger (2013, p. 173), « [l]es traductions mot à mot et les paraphrases n’aboutissent pas toujours à des solutions satisfaisantes, très souvent il faut s’attendre à des pertes ou à des décalages sémantiques et pragmatiques considérables ». Si l’on se met aisément d’accord sur l’inutilité et la non pertinence de la traduction littérale, on doit admettre que ce n’est pas le cas concernant la traduction des chéngyŭ. Dans notre corpus, nous constatons, d’une part, que ces chéngyŭ sont tous non-compositionnels puisque le sens des constituants des phraséologismes ne permet pas de déduire leur signifié global ; d’autre part, les chéngyŭ dont le sens est plus ou moins transparent sont très nombreux grâce à la présence de métaphores dont le sens est assez explicite.

Il n’est pas facile de distinguer nettement ces notions. Comme le confirme Ralić (2015, p. 59) « la notion de compositionnalité et celles de décomposabilité, analysabilité, littéralité et même de transparence se sont effectivement chevauchées ». Il convient de préciser ici que ces termes se réfèrent à des notions différentes. Une séquence est dite compositionnelle si son sens global équivaut à la somme du sens littéral de ses constituants. En revanche, une séquence est considérée comme non-compositionnelle si son sens ne transparaît pas à travers ses composants. Ainsi, l’opposition compositionnalité/ non-compositionnalité doit se faire au niveau de l’encodage. Le sens global d’une séquence et celui de ses constituants en sont les déterminants. Cependant, la dichotomie transparence / opacité est liée à la perception du récepteur au niveau du décodage. Un phraséologisme perçu comme compréhensible par un récepteur est de fait transparent ; à l’inverse, un phraséologisme incompréhensible est, lui, opaque. Toutefois, un phraséologisme non-compostionnel n’est pas forcément opaque. À titre d’exemple, l’expression tirer des plans sur la comète (‘former et entretenir des projets irréalistes’) ne peut être employée que figurativement même sans contexte. En effet, son interprétation littérale étant improbable, son sens est considéré comme non-compositionnel. Le sens figuré du phraséologisme jeter l’argent par les fenêtres (‘gaspiller sans compter’) transparaît facilement grâce au sens littéral de cette métaphore transparente. Elle est donc sémantiquement transparente, néanmoins elle n’est pas compositionnelle. Comme l’écrit Mel’čuk, « [i]l est donc important de ne pas confondre l’opacité / la transparence psychologique d’une expression, qui est assez subjective et relève d’un phénomène continu, avec sa compositionnalité, qui est objective et discrète ». (Mel’čuk, 2011, p. 51 ; Mel’čuk, 2013, p. 133). Prenons quelques exemples :

(12)

“[…] 瓜熟蒂落 (guā shú dì luò) […]到了时辰拦也拦不住” (p. 29)

« La pastèque se détache d’elle-même quand elle est mûre...quand le moment arrivera, on ne pourra plus l’empêcher de sortir... » (p. 32)

G

shú

luò

瓜熟蒂落

Pastèque

mûr

tige

détacher

TL : La pastèque une fois mûre, la tige se détache.

TF : Le problème sera plus facile à résoudre plus tard.

 

(13)

大姐用恶狠狠的、与她的年龄极不相称的口吻说:“给你们上官家当牛做 (dāng níu zu )够了!” (p. 184)

« Ma grande sœur dit alors sur un ton hargneux qui ne correspondait pas à son âge : « J’en ai marre de faire le bœuf et le cheval pour la famille Shangguan ! » (p. 256)

ng

níu

zuò

当牛做马

Être

bœuf

faire

cheval

TL : être le bœuf, faire le cheval

TF : être l’homme à tous faire

 

(14)

红色的蝗虫遮天蔽日 (zhē tiān bì rì)、洪水一般涌来们啃光了一切植物的枝叶连柳树的皮都啃光了” (p.110)

« les sauterelles rouge foncé emplissaient le ciel et masquaient le soleil, déferlant comme une inondation, elles avaient dévoré les feuilles de toutes les plantes et l’écorce des saules » (p.132)

Zhē

tiān

遮天蔽日

Couvrir

ciel

dérober

soleil

TL : couvrir le ciel, dérober le soleil

TF : avoir un grand volume, une quantité importante, ou une force vicieuse

La prise en compte des mécanismes sémantiques permet de distinguer les séquences opaques et celles qui sont transparentes. Les trois phraséologismes sont interprétés et traduits d’une façon littérale : le chéngyŭ guā shú dì luò dans l’exemple (12) est transparent, car tant les lecteurs sinophones que les lecteurs francophones peuvent généralement déchiffrer le sens de cette expression par le biais de la métaphore qui est basée sur la compréhension commune des êtres humains sur des faits naturels. Dans l’exemple (13), le chéngyŭ dāng níu zuò mǎ fait référence soit à une personne qui est prête à être conduite comme un bœuf ou un cheval de son plein gré, soit à une personne qui se plaint du travail dur qu’elle subit. La réalisation de la métaphore est associée à l’image du bœuf et du cheval. Le contexte permet aux lecteurs de l’interpréter grâce à son sens figuré, puisque le personnage commence son propos par une plainte. En ce qui concerne le dernier exemple zhē tiān bì rì, il s’agit d’un phraséologisme transparent en lui-même et les lecteurs dans la langue cible peuvent comprendre facilement la description d’une quantité importante des sauterelles rouges dans le texte source. De même, les traducteurs ont gardé l’hyperbole comme figure de style à travers une simple traduction littérale.

Pour la plupart des chéngyŭ de cette catégorie, une traduction littérale serait suffisante et serait fidèle au texte original en prenant en compte les trois paramètres suivants : les intentions de l’auteur, les exigences de la langue d’arrivée et la compréhension par le destinataire de la traduction. D’ailleurs, grâce à notre corpus de 1560 chéngyŭ, nous avons constaté que la majorité des chéngyŭ sont transparents d’un point de vue sémantique ; cela confirme à nouveau la constatation de Mejri : « l’opacité n’est pas un trait définitoire des séquences figées. La transparence est aussi importante que l’opacité dans la structuration des séquences figées » (Mejri, 2011, p. 76). C’est la raison pour laquelle la majorité des chéngyŭ, soit 66% dans notre corpus, sont traduits littéralement.

3.4. La suppression

Jusqu’ici, il s’agit principalement des phraséologismes dont la traduction est marquée par une réduction du sens de différents degrés. Mais il y a aussi des cas où l’unité phraséologique est purement et simplement supprimée. Cela reste très rare mais nous en avons relevé quelques occurrences. C’est le cas des phraséologismes suivants :

(15)

福生堂家大业大有在外当团长的叔伯有在城当警官的表家里养着狐假虎威 (hú jiǎ hǔ wēi) 的的短枪队...” (p. 39)

« La résidence de la Vie Heureuse était puissante et riche, certains hommes de la famille étaient commandants de régiment à l’extérieur du bourg et on entretenait sur place une troupe armée de pistolets. » (p. 52)

Hú

jiǎ

wēi

狐假虎威

Renard

emprunter

tigre

prestige

TL : Le renard emprunte le prestige du tigre

TF : se prévaloir de la puissance d’autrui pour opprimer les gens

Équivalent : L’âne vêtu de la peau du lion.

 

(16)

“她弯下腰,伸出双手,小心翼翼 (xiǎo xīn yì yì) 地摸索着水草的根部、没淤平的脚窝,这都是虾子喜欢栖身之。” (p. 55)

« Elle se pencha, tendit les mains, fouillant à la base des algues, car les crevettes aimaient se réfugier dans le creux des pas que la vase n’avait pas encore comblé. » (p. 77)

Xiǎo

xīn

小心翼翼

Petit

cœur

aile

aile

TL : petit cœur grande prudence

TF : avec un grand soin ; très attentionné

Dans l’exemple (15), le chéngyŭ hú jiǎ hǔ wēi est le titre d’une vieille fable. Un jour, un tigre attrapa un renard. Alors qu’il s’apprêtait à le tuer, le renard le supplia de le libérer, déclarant qu’il était en réalité l’empereur de Jade, le maître des animaux. D’abord méfiant, le tigre lui accorda le bénéfice du doute, lorsque le renard lui suggéra de se promener avec lui dans la jungle, afin de mesurer le respect que les autres animaux lui témoigneraient. Ils partirent donc dans la forêt, le renard en tête, le tigre sur ses talons. Tous les animaux s’enfuirent à leur passage ; mais évidemment, ce n’était pas le renard qu’ils craignaient, ce que le tigre ne comprit pas : il laissa la vie sauve au goupil. Il s’agit dans le texte original, grâce à l’emploi de ce phraséologisme, de mettre l’accent sur le comportement de la troupe armée de pistolets en empruntant le prestige de la famille Fu. Ce chéngyŭ ressemble à la fable française « L’âne vêtu de la peau du lion ». Néanmoins, ce phraséologisme est simplement omis dans la version française bien qu’il ait une connotation péjorative et un sens similaire à son équivalent français. La raison pour laquelle les traducteurs n’ont pas adopté son équivalent ou ajouté une note en bas de page relève de choix personnels mais la traduisibilité est dans ce cas bien limitée.

Concernant l’exemple (16), le chéngyŭ xiǎo xīn yì yì est employé afin de qualifier l’action mōsuǒ 摸索 ‘tâtonner’. Cependant ce phraséologisme n’a pas été traduit dans le texte cible. Il est possible que les traducteurs aient utilisé le participe présent du verbe « fouiller » dans le but de ne pas casser le rythme de la phrase et ne pas alourdir l’action étant donné que ce n’est pas l’action principale de la phrase. La suppression de la traduction des phraséologismes n’est pas une solution privilégiée compte tenu de pertes sémantiques, stylistiques ou morphosyntaxiques. Il s’agit, sans doute, d’un équilibre que les traducteurs tentent de trouver en tenant compte de nombreux facteurs.

4. Conclusion

Le problème auquel se heurtent les traducteurs appelés à traduire les phraséologismes présents dans une œuvre littéraire peut se décrire en termes de concurrence entre le sens et le style, entre la forme et le contenu ou encore entre la forme et le fond. La réalisation et la complexité sémantiques des phraséologismes sont conditionnées par le texte. Ainsi, l’objectif de ce travail n'est pas de proposer de nouvelles approches de la traduction ou des méthodes à utiliser. Notre but est de répondre aux questions soulevées ci-dessus en analysant les couches sémantiques caractéristiques des phraséologismes à travers notre corpus et d’insister sur l’importance de la traduction des phraséologismes dans le texte.

Quant à la traduction des chéngyŭ, c’est bel et bien leur signifié qui domine dans le choix de la stratégie de traduction. Tout d’abord, nous avons remarqué que le nombre de correspondances entre les phraséologismes chinois et français est très limité ; peu de chéngyŭ sont traduits par leurs équivalents en français, dans ce cas le sens et la forme s’accordent. Ensuite, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les chéngyŭ hautement opaques ne représentent qu’une petite proportion et ils sont traduits ou interprétés d’une façon figurée, afin de garder un équilibre entre la fidélité aux intentions de l’auteur et la compréhension des lecteurs. Pour les chéngyŭ qui ont un signifié hautement transparent, c’est-à-dire la majorité d’entre eux, les traducteurs les ont transposés d’une manière littérale. Quelques exceptions de suppression se trouvent aussi dans la traduction.

Dans cette première étude, nos conclusions sont relatives à cet auteur et à ses traductions en français. Nos perspectives sont d’étudier plus finement ces phraséologismes chez un plus grand nombre d’auteurs contemporains, ce qui permettra d’analyser les variations entre les auteurs et aussi d’avoir une vision plus globale de cette problématique linguistique.

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Notes

1 Je tiens à remercier ma collègue Clémentine Drifford pour sa précieuse aide à la relecture. Retour au texte

2 Comme il existe plusieurs langues vernaculaires sur le territoire, nous avons choisi l’appellation « le chinois » pour référer au mandarin, la langue officielle. Retour au texte

3 La locution est un groupe de mots constituant un syntagme figé tout comme le fait une expression. La locution a l’avantage d’englober l’aspect formel et fonctionnel sans effet de style tandis qu’une expression suppose une rhétorique et une stylistique. Elle implique le plus souvent le recours à une figure de style, par exemple, une métaphore ou une métonymie. Le terme idiotisme, synonyme du terme expression, est employé davantage par des phraséologues anglophones pour faire référence à des unités linguistiques propres à une langue en particulier. Retour au texte

4 Un proverbe est une formule langagière issue de la sagesse populaire qui exprime une morale, une expérience ou un conseil de sagesse. Retour au texte

5 Voir aussi le dictionnaire Xinhua en ligne : https://zidian.aies.cn. Retour au texte

6 Texte original : « 一个字词已经成为熟语构成材料后,一般不能随意改动 » (notre traduction). Retour au texte

7 TL : traduction littéraire (notre traduction). Retour au texte

8 TF : traduction figurée (notre traduction). Retour au texte

9 Équivalent : phraséologisme de même sens existant en français. Retour au texte

10 Texte original : « 词与词一旦结合为熟语,它们的结构关系变固定下来了,如同词素与词素组合成为词一样,不能随意加以改变,这一点同词的自由组合有根本性的区别。» (notre traduction). Retour au texte

11 Il existe une minorité de chéngyŭ non quadrisyllabiques. Ces chéngyŭ, allant de trois à dix caractères, sont classés différemment selon les dictionnaires et linguistes. Certaines expressions non quadrisyllabiques peuvent être considérées comme des chéngyŭ dans un dictionnaire mais, dans une autre nomenclature, elles seront apparentées à des yànyŭ 谚语 (proverbe) ou encore à des súyŭ 俗语 (dicton). Ces expressions ne rentrent pas dans le cadre de l’étude présente. Retour au texte

12 Source : ce chéngyŭ est cité dans le chapitre 37 du roman d’aventures Au bord de l’eau (水浒全传). (Shi Naian, 1995, p. 306). Retour au texte

13 Citation du texte chinois. Retour au texte

14 Citation du texte traduit en français. Retour au texte

15 Chéngyŭ extrait de la phrase citée. Retour au texte

16 Notre traduction. Retour au texte

17 Notre proposition d’équivalence. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Yanjing Bi, « Interprétation et traduction des phraséologismes du chinois vers le français : le cas du roman Beaux seins, belles fesses de MO Yan », Lexique, 29 | -1, 157-172.

Référence électronique

Yanjing Bi, « Interprétation et traduction des phraséologismes du chinois vers le français : le cas du roman Beaux seins, belles fesses de MO Yan », Lexique [En ligne], 29 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 17 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/lexique/153

Auteur

Yanjing Bi

Capital University of Economics and Business, Beijing, Chine
sophie.merci@hotmail.com

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