La phraséologie comparative français/chinois basée sur la notion de l’équivalence

DOI : 10.54563/lexique.894

Résumés

Nous exposons dans cet article des difficultés émergeant de la comparaison entre les unités phraséologiques du français et celles du chinois. Les écarts linguistiques et métalinguistiques font qu’il est impossible d’obtenir une correspondance terminologique stricte entre les unités phraséologiques de ces deux langues. Plusieurs taxinomies issues de la phraséologie comparative proposent de faire appel à la notion d’équivalence pour contourner ce problème et de réaliser ainsi une correspondance interlinguistique de ces unités selon leur degré d’équivalence. Néanmoins, cette solution, basée sur des analyses sémantiques et syntaxiques des constituants, ne se fait pas sans peine. Avec des exemples concrets, nous mettons en lumière les limites des critères employés dans les taxinomies existantes et effectuons une sélection raisonnée de ceux qui paraissent les plus pertinents. Notre étude fait apparaître le caractère approximatif de la notion d’équivalence et fait valoir un traitement plus souple de cette notion lorsqu’elle est appliquée au domaine de la phraséologie comparative ainsi qu’aux autres domaines annexes, telle que la phraséotraduction et la phraséodidactique.

In this paper, I highlight the difficulties while comparisons between phraseological units in French and in Chinese. Linguistic and metalinguistic differences between theses two languages make it impossible to obtain a strict terminological correspondence between phraseological units. To get around this problem, several taxonomies in comparative phraseology propose to use the notion of equivalence and thus match interlinguistic phrasemes according to their degree of equivalence. Nevertheless, this solution based on sematic and syntactic analyzes of constituents is not easily applied in the comparison between French and Chinese. We highlight with concrete examples the limits of criteria used in existing taxonomies and make a reasoned selection of those which seem most relevant. Our study reveals the approximate character of the notion of equivalence and argues for a more flexible treatment of this notion when it is applied to the field of comparative phraseology as well as to other related fields, such as phrase-translation and phrase-didactics.

Plan

Notes de la rédaction

Received: December 2022 / Accepted: March 2023
Published online: July 2023

Texte

1. Introduction

L’étude de ce qu’on appelle actuellement « unités phraséologiques » (désormais UP) – i.e. des unités polylexicales, plus ou moins figées, ayant un sens conventionnel, souvent métaphorique – est depuis longtemps un sujet d’intérêt, en France comme en Chine, même si elle ne s’est érigée en discipline que récemment. En effet, les premiers témoignages de l’intérêt porté au phénomène de figement linguistique datent de l’Antiquité où les premières collectes parémiologiques1 ont vu le jour. De nos jours, la phraséologie se développe dans différentes directions, essentiellement dans six domaines, qui sont, selon González-Rey (2021, pp. 32-33) : la phraséologie descriptive (synchronique), la phraséologie historique (étymologie et genèse des UP), la phraséographie (description lexicographique), la phraséodidactique (apprentissage et enseignement), la phraséotraduction et la phraséologie comparative, dite aussi « contrastive » ou « comparée ». Cette dernière est, comme son nom l’indique, une méthode qui procède par comparaison des UP entre deux ou plusieurs langues. Cette perspective interlinguistique la rapproche de la phraséographie, la phraséotraduction et la phraséodidactique.

Le présent travail s’inscrit dans le courant de la phraséologie comparative et s’intéresse à la comparaison entre les UP de deux langues, le français et le chinois. De nombreuses taxinomies issues de la phraséologie comparative proposent de faire appel à la notion d’équivalence et de réaliser une correspondance interlinguistique des UP selon leur degré d’équivalence (totale, partielle ou nulle), basée sur des analyses sémantiques et syntaxiques des constituants. Cette démarche semble permettre de contourner les problèmes de correspondance terminologique, et ceci malgré les écarts linguistiques et terminologiques entre les langues comparées. Mais les critères proposés sont-ils tous bons à prendre dans le cadre de la comparaison entre deux langues aussi éloignées linguistiquement et culturellement que le français et le chinois ? Quelles sont les difficultés générées par l’application de ces critères ? Cet article a pour objectif de répondre à ces questions, de faire l’état des difficultés émergeant de la comparaison des UP françaises et chinoises, afin de proposer des réflexions sur l’exploitation optimale de la notion de l’équivalence. Pour ce faire, nous commençons par expliquer notre position épistémologique de l’approche comparative, ce qui justifiera le choix du terme comparatif (section 2). Nous mettons ensuite en évidence les similitudes et les différences d’ordre terminologique entre le système phraséologique du français et celui du chinois (section 3). Puis nous abordons le principe de l’équivalence, qui a donné lieu à plusieurs modèles de comparaison phraséologique (section 4). Pour finir, nous examinons l’application de ce principe dans le cadre de comparaison entre le français et le chinois pour faire état des problèmes concrets lors de la pratique (section 5).

2. Phraséologie comparative, contrastive ou comparée ?

Notre choix de l’épithète comparatif n’est pas un hasard. Ce choix terminologique résulte de notre position épistémologique. Comme le fait remarquer Yllera (2001), comparer sa langue à celles des autres est le premier exercice auquel l’homme se livre au premier contact avec une langue étrangère. Cependant, il faut veiller à ce que cette comparaison ne mène à la xénophobie, ou ne nourrisse les préjugés lorsqu’elle est destinée à conforter l’individu ou le groupe dans une position de supériorité. Un tel travers n’a cependant pas été évité par de grands érudits comme Estienne ([1579]1896, cité par Yllera, 2001) qui voulait démontrer la grandeur de la langue française en la comparant avec l’italien et l’espagnol. En effet, comme le fait remarquer Piaget (1971), la tendance à comparer de façon analytique ou en toute neutralité est loin d’être naturelle :

Les deux tendances les plus naturelles de la pensée spontanée et même de la réflexion en ses stades initiaux sont de se croire au centre du monde spirituel comme matériel, et d’ériger en normes universelles les règles ou même les habitudes de sa conduite. (Piaget, 1971, p. 9)

Il est donc important de distinguer cette comparaison égocentrée décrite par Piaget ci-dessus d’une comparaison analytique. Cette dernière doit s’effectuer en mettant en œuvre une autoréflexion, une vision globale et un certain savoir interdisciplinaire. De plus, elle doit favoriser la compréhension de l’Autre. Mathesius (1936), l’un des fondateurs du Cercle de Prague, recommande cette comparaison analytique comme la méthode la plus adéquate de toute recherche linguistique :

A systematic analysis of any language can be achieved only on a strictly synchronic basis and with the aid of analytical comparison, i.e., comparison of languages of different types without any regard to their genetic relations. It is only in this way that we can arrive at a right understanding of the given language as an organic whole, and get a sufficient insight into the real meanings and functions of the simple linguistic facts which constitute it. (Mathesius, 1936, p. 95, cité par Yllera, 2001)

Dans une perspective de comparaison analytique, nous pouvons encore distinguer deux adjectifs qui s’adjoignent au nom phraséologie — les adjectifs comparé et contrastif — selon les références disciplinaires auxquelles ces termes sont traditionnellement attachés, même s’ils sont plutôt employés comme alternatifs dans la littérature. L’adjectif comparé peut faire référence à la linguistique comparée, qui est une linguistique axée sur la théorie et centrée sur les ressemblances entre les langues. L’adjectif contrastif, quant à lui, fait écho à la linguistique contrastive, qui est un domaine privilégié de la linguistique appliquée à l’enseignement des langues et qui se concentre sur les différences entre les langues (Yllera, 2001). En effet, les partisans de la démarche contrastive perçoivent l’apprentissage d’une langue étrangère comme un ensemble de comportements conditionnés dans un processus de stimulus-réponse-renforcement et imputent les erreurs commises par les apprenants en langue étrangère aux différences qui existent entre la L2 et la L1 (processus nommé interférences ou transfert négatif). Malgré une part de vérité, cette conception a tendance à simplifier le processus d’apprentissage, qui est en réalité beaucoup plus complexe et dynamique. En effet, toutes les erreurs en langue cible ne sont pas dues aux interférences avec la langue source (plutôt les langues sources, puisque toute langue apprise pourrait être qualifiée de « source »). De plus, cette optique contrastive ne permet pas d’expliquer pourquoi les apprenants de différentes L1 commettent les mêmes erreurs et pourquoi les erreurs apparaissent là où l’analyse contrastive ne les prédit pas (Desoutter, 2008).

Notre choix de l’adjectif comparatif relève du fait qu’il présente l’avantage de ne pas se référer à une conception simpliste et behavioriste de l’apprentissage, mais aussi parce qu’il n’évoque pas une orientation purement théorique comme l’adjectif comparé. La phraséologie comparative possède en effet un caractère polyvalent dont l’apport peut être à la fois théorique et pratique. De surcroît, nous plaidons pour le caractère généraliste du terme comparatif, car une comparaison phraséologique pourrait autant s’appuyer sur les ressemblances que sur les différences pour aider à comprendre ce qui est commun et ce qui est variable entre deux langues.

3. Comparabilité des UP du français et du chinois

Une comparaison analytique entre les UP provenant de deux langues aussi distantes que le français et le chinois ne se fait pas sans peine. Les difficultés apparaissent dès la première question que l’on doit se poser avant toute comparaison : les objets comparés sont-ils comparables ? Si la similitude des caractéristiques des UP de ces deux langues constitue la base de la comparaison interlinguistique (section 3.1), leurs différences terminologiques rendent une comparaison systématique plus difficile (section 3.2).

3.1. Similarité des objets étudiés

Les spécialistes de la phraséologie du français et du chinois sont unanimes pour définir les UP par leur propriété la plus essentielle : le figement syntaxique, en les décrivant avec des termes comme fra. figé, non-modifiable, invariable ; sin. 固定的 ‘fixé’, 定型性 ‘fixité’. Cette propriété se manifeste (i) par l’impossibilité de substituer les constituants par des synonymes, (ii) par des contraintes sur la transformation syntaxique en français (Gross, 1996) et (iii) par la fixité de la relation syntaxique entre les constituants en chinois (Bi, 2017). Il est important de souligner que le figement est une propriété établie par rapport à des combinaisons libres des mots et qu’il doit être envisagé en termes de continuum (sur la notion de degré de figement, voir par exemple Fraser, 1970).

Le travail des spécialistes en phraséologie descriptive va plus loin et étudie les caractéristiques des UP sur trois axes : formel, sémantique et pragmatique. Pour déterminer les propriétés des UP du français, nous nous inspirons essentiellement du travail de González-Rey (2021, p. 53-64) qui a relevé 20 propriétés des UP à partir des dictionnaires et des ouvrages spécialisés. Ces 20 propriétés ne sont pas toutes retenues, nous avons regroupé les propriétés similaires (telles que la figuralité, la valeur métaphorique et l’iconicité) et éliminé celles considérées comme moins représentatives du fait qu’une seule partie d’UP les exemplifie (comme la réductibilité et la dérivation). Quant au chinois, nous avons d’abord consulté le travail précurseur de Ma (1959). Cet auteur a identifié quatre caractéristiques des shúyǔ (terme chinois qui correspond à Unité Phraséologique), qui ont ensuite été reprises et développées par Wu (2007), une autre référence dans le domaine. Les propriétés sont synthétisées dans le Tableau 1 ci-dessous :

UP françaises UP chinoises
Formel Polylexicalité Polylexicalité
Figement Fixité structurale
Concision et harmonie phonétique
Sémantique Non-compositionnalité (opacité, figement sémantique) Non-compositionnalité (absence d’autonomie référentielle)
Expressivité, figuralité (iconicité, valeur métaphorique) Expressivité, figuralité
Pragmatique Conventionnalité (institutionnalisation, fréquence d’emploi) Conventionnalité
Idiomaticité2 Singularité nationale (exclusivité ethnique, particularité historique)

Tableau 1. Propriétés des unités phraséologiques du français et du chinois

Les propriétés identifiées pour caractériser les UP de chaque langue sont identiques, sauf pour la « concision » et l’» harmonie phonétique », qui ne sont citées que par les phraséologues chinois. En effet, d’après Wu (2007), ce qui caractérise les UP chinoises par rapport aux autres langues, c’est leur concision formelle, c’est-à-dire que « les liaisons sont la plupart du temps implicites, les spécifications de temps et d’aspects n’apparaissent jamais, les marques de détermination sont le plus souvent absentes » (Sabban, 1978, p. 24). Cette concision formelle va souvent de pair avec l’harmonie phonétique. La rime et le rythme sont d’ailleurs accentués par cette concision. Les chéngyǔ3 en sont les meilleurs exemples :

(1) a. 画龙点睛
Huà lóng diǎn jīng
dessiner dragon ajouter prunelle             — V N+ V N
Litt. : ‘ajouter la prunelle de l’œil après avoir dessiné un dragon’
Fig. : ‘rajouter une touche finale qui rend une œuvre artistique ou une écriture plus vivante’
b. 鹤立鸡群
qún
grue dresse poule troupeau             — N V + N V
Litt. : ‘la/une grue se dresse au milieu du/d’un troupeau des poules’
Fig. ‘se distinguer par une supériorité remarquable’

L’harmonie phonétique ne figure pas dans la liste du Tableau 1 comme caractéristique des UP françaises, elle s’y trouve néanmoins. Certaines UP françaises présentent effectivement cette harmonie phonétique, comme mi-figue mi-raisin (structure bipartite à initiale identique en [mi]) ; Pas de nouvelle bonne nouvelle (structure bipartite avec répétition du nom nouvelle, mais opposition des initiales : pas de négatif et bonne positif) ; Petit à petit, l’oiseau fait son nid (structure bipartite de deux fois cinq syllabes avec une rime en [i] à la césure et une rime interne dans le premier membre de phrase).

Il est important de signaler que ces propriétés ne doivent pas laisser croire que les UP constituent une classe homogène. Une UP peut être plus ou moins figée syntaxiquement ou sémantiquement, par exemple les locutions comme avoir la main lourde, prendre la tangente sont en général plus figées et opaques que des collocations comme poser une question, passer un examen. Lorsque cette hétérogénéité des unités est prise en compte, la fonction de ces propriétés pour identifier les UP est plus ou moins affaiblie. Quoiqu’il en soit, la similitude des propriétés identifiées par les phraséologues de chaque langue nous montre que les phénomènes linguistiques associés aux UP sont assez similaires, donc comparables entre ces deux langues.

Néanmoins, lorsque l’identification des UP met en jeu des dénominations métalinguistiques qui ne possèdent pas de correspondance d’une langue à l’autre, l’étude comparative devient compliquée. C’est le cas entre le français et le chinois.

3.2. Différences en dénomination métalinguistique entre le français et le chinois

Ces deux langues ne recourent pas à la même terminologie pour désigner les différents types d’UP. De plus, elles ne les « découpent » pas de la même façon. Après avoir passé en revue les typologies des UP chinoises proposées dans huit ouvrages spécialistes, Bi (2017) énumère six termes désignant les UP de différents types du chinois qui sont traditionnellement identifiés :

  • chéngyǔ : expression figée/forgée, voir les exemples (1)
  • guànyòngyǔ : expression usuelle, ex. 碰钉子, pèng-dīngzi, litt. ‘rencontrer-clou’, fig. ‘se heurter à un refus’
  • xiēhòuyǔ : calembour, ex. 猫哭耗子—假慈悲, māo-kū-hàozi—jiă-cíbēi, litt. ‘chat-pleurer-souris’, fig. ‘fausse pitié’)
  • yànyǔ : proverbe, ex. 百闻不如一见, bǎi-wén-bù-rú-yī-jiàn, litt. ‘cent-entendre-NEG-PARTcompa-un-voir’, fig. ‘il faut le voir pour le croire’)
  • súyǔ : dicton, ex. 换汤不换药, huàn-tāng-bù-huàn-yào, litt. ‘changer-potion-NEG-changer-médicament’, fig. ‘changer de forme mais pas de fond’)
  • géyán : adage, ex. 少壮不努力,老大徒伤悲, shàozhuàng-bù-nǔlì, lăodà-tú-shāngbēi, litt. ‘jeune homme-NEG-faire effort, vieux-inutilement-être affligé’, fig. ‘Qui jeune ne fait pas d’effort, vieux en est vainement affligé).

Il convient de signaler que la traduction littérale des appellations des UP chinoises ci-dessus n’éclaire guère leurs propriétés. Par exemple, on peut retrouver dans la littérature les chéngyǔ correspondant, sous différents aspects, à des locutions, des idiotismes ou des catachrèses quadrisyllabiques en français, mais aucun terme français ne peut synthétiser parfaitement leurs propriétés. En effet, les chéngyǔ sont des expressions courtes, concises, généralement quadrisyllabique, sémantiquement opaques, souvent littéraires et conformes à la syntaxe du chinois classique.

La phraséologie du français quant à elle distingue généralement entre4 :

  • locutions (comme poser un lapin, ne pas être dans l’assiette)
  • collocations (comme grièvement blessé, célibataire endurcie)
  • parémies (comme Un tiens vaut mieux que deux ‘tu l’auras’)
  • pragmatèmes (comme S’il vous plaît ! Tu parles !)

De prime abord, deux catégories identifiées par les phraséologues du français ne sont pas répertoriées par les phraséologues du chinois : les pragmatèmes et les collocations. Les pragmatèmes, dont l’emploi, conventionnalisé, dépend de la situation d’énonciation, comprennent des formules routinières (comme S’il vous plaît ! Pas de quoi !) et sont inclus dans la phraséologie du français, car, comme d’autres UP, ils répondent aux critères de conventionnalité et de figement (structural, mais aussi contextuel). En revanche, les formules de salutation5 en chinois comme 吃了没?chī-le-méi, litt. ‘As-tu mangé’, 幸会 Xìnhùi ! litt. ‘heureux-rencontre’ ne sont pas recensées comme des UP par les linguistes chinois, bien qu’elles soient aussi conventionnelles, figées et parfois opaques, que d’autres types d’UP. Il en est de même pour les collocations. Par exemple, en chinois, les deux verbes 树立 shùlì et 建立 jiànlì signifient tous les deux ‘établir’, mais ils ne s’utilisent pas de la même manière : le premier fonctionne comme verbe support d’une collocation, et son emploi (en tant que collocatif) dépend strictement du nom qui suit (et qui joue le rôle de la base), ainsi par exemple 榜样 băngyàng ‘modèle, exemple’ dans 树立-榜样 shùlì-băngyàng ‘établir un modèle, donner un bon exemple’, ne peut pas s’employer avec 建立 jiànlì. Alors que ce dernier peut s’associer beaucoup plus librement à différents types de noms, par exemple 友情 yŏuqíng ‘amitié’, 信 心 xìnxīn ‘confiance’, 模 型 móxíng ‘matrice’, 社 团 shètuán ‘communauté’.

La non-identification de ces deux types d’UP dans la phraséologie chinoise ne peut donc pas s’expliquer par leur absence en chinois, puisqu’ils existent bel et bien et sont même nombreux. La raison semble être ailleurs. D’après les linguistes chinois comme Wu (2007, p. 17), cela viendrait du fait que ces deux types « ne portent aucune figure de style », ce qui suggère que, pour les phraséologues chinois, la figuralité l’emporte sur d’autres propriétés dans l’identification des UP. Néanmoins, même les chéngyǔ, la sous-catégorie la plus représentative de la phraséologie chinoise, ne sont pas tous porteurs de cette figuralité et certains d’entre eux peuvent avoir un sens non figuratif comme 一概而论 yī-gài-ér-lùn, litt. ‘tout-généraliser-pour-discuter’, fig. ‘généraliser les cas’ ; 夜以继日 yè-yĭ-jì-rì, litt. ‘nuit-pour-continuer-jour’, fig. ‘continuer jour et nuit’.

De plus, face au problème de délimitation des UP par rapport aux autres types d’unités lexicales, ces deux langues ne proposent pas les mêmes solutions. Par exemple, en français, de nombreux auteurs distinguent les locutions des composés (syntaxiques) qui sont aussi des unités polylexicales figées, (en partie) non-compositionnelles comme pomme de terre, rouge gorge, chien assis. Pour faire la distinction, Martinet (1960, p. 132) propose de recourir au critère « fonctionnel » : les composés « se comportent, dans leurs rapports avec les autres éléments de l’énoncé », exactement comme les mots simples « qui apparaissent dans le même contexte qu’eux » : pomme de terre est un composé syntaxique, et serait donc une UP, dans la mesure où il pourrait être remplacé par carotte dans le même énoncé et qu’il n’accepte ni insertion ni inversion de l’ordre de ses constituants.

En chinois, il est plutôt question d’identifier des unités telles que 吹牛 cūiniú (litt. ‘souffler-bœuf’, fig. ‘se vanter’), 吃醋 chīcù (litt. ‘manger-vinaigre’, fig. ‘être jaloux’). Le Dictionnaire du chinois contemporain (7ème édition, 2016) étiquète ces unités comme des mots (verbaux dissyllabiques), en mettant en avant leur haut degré de lexicalisation. Par contre, la plupart des linguistes chinois suggèrent de les recenser comme syntagmes et de les ranger parmi les UP (Wen, R. & Wen, S., 2014), car ces deux unités ne sont pas suffisamment figées pour être identifiées comme ce que Nguyen (2006) appelle « mot-forme » :

(2) a. (酸)
chī (suān)
manger (acide) Vinaigre
‘être jaloux’
b. 何必 (这种干)  ?
nǐ hébì chī (zhè zhǒng gān) cù ?
Tu A quoi bon manger (ce espèce sec) vinaigre
‘Pourquoi tu es jaloux pour cela ?’
c. 一辈子!
zhè niú tā néng chūi yībèizi !
Ce buffle il pouvoir souffler toute la vie !
‘Il peut s’en vanter pendant toute sa vie !’

En effet, comme on peut le constater dans l’exemple (2), ces deux expressions disposent d’une certaine flexibilité syntaxique : chīcù accepte les insertions ((2a) et (2b)), alors que cūiniú peut être utilisé sous forme de dislocation (2c).

S’il n’y a pas de correspondance systématique entre ce qui est considéré comme des UP en français et en chinois, c’est aussi parce que les critères utilisés pour les classifier ne sont pas identiques. D’après Bi (2017), quatre critères sont couramment mis en œuvre pour distinguer les UP du chinois. Ils sont d’ordre « distributionnel » (syntagme ou phrase), « sémantique » (compositionnel ou non), « fonctionnel » (descriptif ou énonciatif) et enfin « étymologique »6 (issu de texte littéraire ou non). En revanche, en français, les critères sont davantage centrés sur les aspects purement syntaxiques (degré de figement, syntagme ou phrase) et sémantiques (compositionnel ou non) (Howarth, 1996 ; Cowie, 1998), et moins sur la fonction énonciative ou le registre.

Cette différence du découpage des UP en français et en chinois peut sans doute être imputée au fait que les linguistes des deux langues ont des traditions méthodologiques différentes ; pensons au commentaire de Wu (2007) à ce sujet :

Toute façon de catégoriser les unités reste fondamentalement la même malgré des changements apparents. Ce qui ne change pas, ce sont les quatre composantes : yànyǔ, chéngyǔ, guànyòngyǔ, xiēhòuyǔ7 (Wu, 2007, p. 50, notre traduction).

Il est donc probable que les critères en chinois sont d’abord choisis pour répondre au besoin de classifier les quatre types les plus classiques (mentionnés dans la citation ci-dessus). Au contraire, les chercheurs français ne semblent pas hésiter à proposer une nouvelle typologie si aucun terme préexistant ne recouvre un phénomène linguistique étudié, comme le mot phraséoterme, proposé par Gréciano (1997) pour désigner les collocations terminologiques, ou celui de pragmatème de Mel’čuk (1995) pour désigner des expressions dont l’usage est déterminé par une situation donnée.

4. Comparaison basée sur l’équivalence

Comme nous venons de le voir, une comparaison en fonction des dénominations propres à chaque langue rencontre beaucoup d’obstacles puisqu’il n’y a pas de correspondance stricte entre les deux systèmes. Une question se pose alors : que compare-t-on, et comment éviter les comparaisons infondées ? La notion d’équivalence pourrait nous offrir une solution : les UP peuvent être classifiées uniquement en fonction du degré d’équivalence, sans avoir recours aux termes traditionnellement utilisés pour les dénommer. D’après certains linguistes comme Matešić (1985, cité par Sułkowska, 2003), c’est l’équivalence qui constitue la notion de base de la phraséologie comparative. Après un survol des questions liées à la notion de l’équivalence en linguistique (section 4.1), nous examinons cette notion dans le cadre de la phraséologie comparative et de ses différentes typologies d’UP (section 4.2).

4.1. La notion d’équivalence

Le terme équivalence a une origine latine, il vient d’aequivalentia signifiant ‘litt. de valeur égale’. Ce terme, qui désigne une relation entre deux entités, est largement utilisé dans le champ scientifique (mathématiques, physique, chimie). En linguistique, la notion d’équivalence reste néanmoins sujette à débat.

Dans une perspective unilingue, la notion de l’équivalence ne suscite pas l’unanimité chez les lexicologues. La synonymie, par exemple, est communément définie comme étant une relation d’équivalence, mais sa relation avec la notion d’identité a été longuement étudiée et critiquée. Au 18ème siècle, le philosophe français Dumarsais signale que « s’il y avait des synonymes parfaits, il y aurait deux langues dans une même langue » (1730, p. 286). Lehmann et Martin-Berthet indiquent que la synonymie « n’est pas à proprement parler une identité de sens, [parce que] la langue a tendance à investir dans toute différence de forme une distinction de sens » (1998, p. 45). Et elles reconnaissent la synonymie absolue uniquement entre des termes appartenant à l’argot (par exemple, entre boulot et taf ‘travail’, entre flic et keuf ‘policier’) ou des termes du lexique spécialisé (par exemple, entre voisé et sonore en phonétique et entre entrée et adresse en lexicographie). Honeste rejette même la synonymie partielle, car d’après elle, « ce qui fonde la synonymie, c’est alors le fait de rendre prégnante en discours les ressemblances et non les différences » (2007, p. 163).

Cette notion d’équivalence est aussi contestée dans une perspective inter/multilingue. Les premières discussions remontent à Saint Augustin, au 4ème siècle, et elles se sont prolongées d’une manière ou d’une autre depuis lors. Actuellement, de nombreux chercheurs rejettent l’idée qu’il y puisse y avoir une équivalence absolue entre les signes de deux langues, surtout avec la prise de conscience que différentes langues découpent différemment la même réalité extralinguistique (Honova, 2016). Pour trouver un rapport satisfaisant entre le texte original et sa traduction, sont apparues différentes approches théoriques comme l’équivalence fonctionnelle (« rapport optimal entre l’original et le texte traduit » selon Kufnerová, 2009, p. 29, cité par Honova, 2016) et l’équivalence dynamique (« basée sur le principe du même effet communicationnel de l’original et de la traduction pour le destinataire » selon Hrdlička, 2014, p. 15, cité par Honova, 2016).

4.2. Modèles d’équivalence en phraséologie comparative

Sułkowska (2003) passe en revue plusieurs recherches menées en phraséologie comparative durant la fin du 20ème siècle. Cet état des lieux nous montre à quel point le manque de précision de la notion d’équivalence « brouille » l’analyse comparative, ce qui donne lieu à une diversité de taxinomies des UP.

Tous les modèles mentionnés par Sułkowska (2003) envisagent une variation de degré de l’équivalence selon deux grands axes : celui de l’équivalence sémantique et celui de l’équivalence formelle. Ils diffèrent notamment selon les critères mis en œuvre dans la classification et selon la finesse du degré d’équivalence. Dans ces modèles, les UP sont comparées en premier lieu en fonction de leurs sens idiomatiques. Certains auteurs comparent aussi leur « image tropique », basée sur le sens littéral dans lequel s’enracine la métaphore. On peut trouver ainsi, d’une langue à l’autre, des UP possédant le même sens idiomatique mais qui n’exploitent pas les mêmes images tropiques ; par exemple en fra. Il pleut des cordes et en eng. It rains cats and dogs signifient l’un et l’autre ‘il pleut très fort’, mais les comparaisons qui fondent les métaphores sont très différentes (cordes vs ‘chiens et chats’). Ces deux expressions sont également différentes au niveau formel, étant donné qu’elles ne sont pas traduisibles motàmot d’une langue à l’autre. L’image tropique est parfois assimilée au critère formel, comme dans la conception de Paszenda (1998) illustrée dans le Tableau 2 ; parfois ils sont traités séparément, voir par exemple le modèle de Basaj (1982), Tableau 3.

Degré d’équivalence Sens            Forme                 Exemples :
Total Sens : ‘dénouer une ambiance tendue’
– fra. briser la glace ;
– eng. break the ice (litt. ‘briser la glace’)
Partiel Sens : ‘avoir le même avis’
– fra. Les grands esprits se rencontrent ;
– eng. Great minds think alike (litt. ‘les grands esprits pensent de la même façon’)
Zéro x Sens : ‘faire beaucoup d’histoires pour peu de choses’
– fra. en faire tout un fromage ;
– eng. to creat a storm in a tea cup (litt. ‘créer une tempête dans une tasse de thé’)

Tableau 2. Type d’équivalence : Image tropique. Conception de Paszenda, 1998
Légende
 : identique dans les deux langues
 : proche, mais non totalement identique dans les deux langues
x : différent dans les deux langues

Paszenda (1998) conçoit trois niveaux d’équivalence (total, partiel et zéro) entre les UP qui ont le même sens dans deux langues. Le degré d’équivalence dépend alors du degré de ressemblance en ce qui concerne le lexique ou l’image métaphorique. Les UP ayant une équivalence totale peuvent être traduites motàmot sans altération de leur sens idiomatique (comme entre fra. briser la glace et eng. break the ice) ; des UP ayant une équivalence partielle sont légèrement différentes au niveau de leurs formes, c’est-à-dire du lexique les composant, de leur organisation syntaxique ou de leur image tropique (comme entre fra. Les grands esprits se rencontrent et eng. Great minds think alike.). Enfin, des UP ayant une équivalence zéro sont celles qui sont composées de termes différents et qui véhiculent des images tropiques différentes pour désigner le même concept (comme entre fra. en faire tout un fromage et eng. to creat a storm in a tea cup).

Type Sens            Lexique             Image
tropique      
Exemples :
1 Sens : ‘dénouer une ambiance tendue’
– fra. briser la glace
– eng. break the ice
2 x Sens : ‘faire la paix’
– fra. enterrer la hache de guerre
– eng. bury the hatchet, litt. ‘enterrer la hache’
3 x x Sens : ‘révéler un secret’
– fra. vendre la mèche
– eng. let the cat out of the bag litt. ‘faire sortir le chat du sac’/ spill the beans, litt. ‘renverser les haricots’
4 x x x fra. donner sa langue au chat, fig. ‘renoncer (dans un contexte de jeu’

Tableau 3. Type d’équivalence : Image tropique. Conception de Basaj, 1982

Par rapport au modèle de Paszenda (1998), celui de Basaj (1982) ajoute deux types d’UP supplémentaires : les UP de type [2] et celles de type [4]. Les UP de type [2] ont un lexique plus ou moins développé, mais une image tropique identique. Par exemple, par rapport à son équivalent anglais bury the hatchet, l’expression française enterrer la hache de guerre précise le type de hache ; les UP de type [4] sont celles que l’auteur nomme idiomatismes. Il s’agit d’UP qui n’ont pas d’équivalent et dont le sens peut être paraphrasé uniquement par une forme littérale dans une autre langue (par exemple, donner sa langue au chat dont le sens ne peut être traduit en anglais par give up mais ce dernier n’est pas utilisé exclusivement dans un contexte de jeu). Il est à noter que cette notion d’idiomatisme est relative aux langues comparées. Autrement dit, une UP ne peut être un idiomatisme que par rapport à la langue avec laquelle elle est comparée, sans écarter la possibilité que cette UP possède un équivalent dans une tierce langue.

Certains modèles nuancent le critère formel en distinguant encore le plan lexical du plan syntaxique. Tel est le modèle de Vietri (1985) qui distingue trois niveaux d’équivalence sur le plan lexical (total, partiel ou zéro) et deux niveaux sur le plan syntaxique (total ou zéro) entre les UP :

Type Sens Syntaxe Lexique Exemples :                                                                                  
1 Sens : ‘être étourdi après un violent coup sur la tête’
– ita. vide le stelle litt. ‘voir les étoiles’,
– eng. see stars litt. ‘voir étoiles’
2 x Sens : ‘aller trop vite, faire les choses à moitié’
– ita. bruciò le tappe litt. ‘brûler l’étape’
– eng. cut corners litt. ‘couper coins’
3 x Sens : ‘corriger quelqu’un’
– ita. diede una lezione a qualcuno (litt. ‘donner une leçon à quelqu’un’)
– eng. teach somebody a lesson (litt. ‘enseigner quelqu’un une leçon’)
4 x Sens : ‘porter le chapeau incliné’
– ta. porta il cappello sulle ventitré (litt. ‘porter le chapeau le vingt-trois’)
– eng. wear one’s hat over one ear (litt. ‘porter son chapeau sur une oreille’)
5 x x Sens : ‘sortir sans autorisation’
– ita. tagliò la corda (litt. ‘couper la corde’)
– eng. sneak out (litt. ‘faufiler dehors’)

Tableau 4. Type d’équivalence. Conception de Vietri, 19858.

Le modèle de Vietri (1985) suggère une analyse assez fine des constituants. Il faut examiner non seulement la correspondance mot-à-mot (sinon, l’équivalence lexicale est partielle ou nulle), mais aussi la correspondance selon la fonction syntaxique que remplit chaque constituant et la place des uns par rapport aux autres sur l’axe syntagmatique. Reprenons l’exemple de Vietri (1985, cité par Sułkowska, 2003, p. 81), l’expression italienne diede una lezione a qualcuno, litt. ‘donner une leçon à quelqu’un’ n’est pas considérée comme un équivalent formel de l’expression anglaise teach somebody a lesson, litt. ‘enseigner quelqu’un une leçon’, car « seules les structures sont différentes dans les langues comparées » (Sułkowska, 2003, p. 81). Cette différence9 n’est en fait qu’une question d’ordre des mots : V+N1+Prép+N2 en italien et V+N2+N1 en anglais.

En outre, Sułkowska (2003) mentionne les taxinomies développées à partir des UP homogénéisées sur certains aspects, par exemple l’étude de Valli et Villagenes Serra (1998) qui se focalise sur les locutions somatiques, ou l’étude de Giermak-Zieliñska (2000) qui aborde principalement les constructions à verbe support.

À la lecture des études comparatives que nous venons de citer et qui se basent essentiellement sur la notion d’équivalence, nous pouvons constater que cette notion permet en effet d’éviter les problèmes causés par l’absence de correspondance entre les terminologies des langues comparées. C’est l’équivalence syntaxique qui assure une certaine correspondance métalinguistique : une UP phrastique dans une langue ne sera pas comparée avec une UP syntagmatique dans une autre langue. Par exemple, le proverbe français Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud sera considéré comme équivalent du proverbe chinois 打铁要趁热 dă-tiě-yào-chèng-rè, litt. ‘lorsqu’on bat le fer il faut profiter de la chaleur’, et non celui du chéngyǔ 趁热打铁, litt. ‘profiter-chaud-battre-fer’ dérivé du proverbe précédent et utilisé comme un syntagme verbal. Le choix d’usage entre ces deux UP lorsqu’elles désignent une même idée dépendrait alors de la structure et du type de texte qu’elles intègrent, l’usage d’un chéngyǔ rend en général un texte plus littéraire.

Enfin, cette diversité de taxinomies peut, bien sûr, aussi s’expliquer par le fait qu’elles ne mettent pas en jeu les mêmes langues comparées, par exemple le modèle de Paszenda (1998) concerne le français, l’italien et le polonais, alors que celui de Vietri (1985) s’appuie sur la comparaison entre l’italien et l’anglais. Les langues soumises à la comparaison affectèrent très certainement les modèles générés. Il est ainsi intéressant de voir si et comment ces modèles s’appliquent à la phraséologie comparative français-chinois.

5. La phraséologie comparative en français/chinois

La comparaison entre les UP françaises et les UP chinoises peut s’effectuer à partir des critères proposés par ces taxinomies : sens (idiomatique), lexique, structure syntaxique et image tropique, mais l’application de ces critères est discutable sur certains points. Nous commençons par examiner les critères qui établissent une équivalence sémantique (section 5.1) pour finir par ceux concernant une équivalence formelle (section 5.2).

5.1. Équivalence sémantique

Pour trouver l’équivalent d’une UP dans une autre langue, on procède en général à une double démarche : onomasiologique, lorsqu’on cherche la (ou les) forme(s) à partir d’un sens donné, et sémasiologique, lorsqu’on cherche le (ou les) sens d’une forme donnée. Une équivalence entre deux UP est simple à établir lorsque ces dernières sont monosémiques (chacune possède un seul sens) et qu’en même temps, ces UP sont les seules à représenter le sens dans leurs langues respectives. Cette équation idéale peut être illustrée par le schéma suivant :

Schéma 1. Équivalence sémantique S1 = S2

Schéma 1. Équivalence sémantique S1 = S2

On peut aussi rencontrer les UP qui ont plusieurs sens idiomatiques. L’équivalence restera univoque si les deux UP possèdent les mêmes sens. C’est par exemple le cas entre avoir la chair de poule et 起鸡皮疙瘩, litt. ‘avoir-chair de poule’, qui peuvent être considérés comme deux équivalents totaux puisqu’ils comportent les mêmes mots constituants et possèdent chacune deux sens, eux aussi identiques : ‘avoir froid’ et ‘avoir peur’. Les difficultés apparaissent dès que l’équation « un sens, une forme » est brisée, par exemple lorsque l’un est polysémique et l’autre est monosémique, ce qui peut être schématisé ainsi :

Schéma 2. Équivalence sémantique S1.1. = S2

Schéma 2. Équivalence sémantique S1.1. = S2

L’expression chinoise de l’exemple (3) pose ce type de problème :

(3)                                                                  
dùi niú tán qín                                                                  
devant buffle jouer luth                                                                  
1‘donner qqch. à qqn. qui ne saura pas l’apprécier’
‘(moquerie) ne pas savoir ajuster son discours en fonction de l’interlocuteur’

Cette expression chinoise a deux sens figurés : le sens1 la fait correspondre à l’expression française donner de la confiture aux cochons. Par ailleurs, cette correspondance sémantique ne peut qu’être approximative puisque leurs contextes d’usage sont différents : donner de la confiture aux cochons est une expression familière, utilisée dans un contexte informel en français, alors que son équivalent chinois est assez souple à ce niveau.

L’équivalence sémantique fondée uniquement sur le sens idiomatique passe en effet sous silence cette dimension pragmatique qui peut distinguer deux UP considérées comme équivalentes. Un petit détour par la traduction, illustrée par les exemples (4a) et (4b), va nous permettre de montrer l’importance de la dimension pragmatique :

(4) a. 他们 毛蒜皮 争吵。
tāmén cháng wèi jī‑máo‑suàn‑pí de shì zhēngchăo.
Ils souvent pour pouleplumeoignonécorce PART chose battre.
‘Ils se battent souvent pour des prunes’.
b. 鸡毛蒜皮 事。
zhè shì jī‑máo‑suàn‑pí de shì.
Ce être pouleplumeoignonécorce PART chose.
‘C’est trois fois rien’.

Cet exemple témoigne qu’une UP (ici une UP chinoise) n’est pas nécessairement traduite de la même manière dans une autre langue (ici le français) car la traduction dépend du contexte. 鸡毛蒜皮 jī-máo-suàn-pí, litt. ‘poule-plume-oignon-écorce’ est traduite par pour des prunes en (4a) mais par trois fois rien en (4b). Ces deux UP françaises signifient plus ou moins la même chose et sont l’une et l’autre d’un emploi assez familier, mais elles sont difficilement substituables l’une à l’autre. En effet, pour des prunes peut difficilement intégrer le contexte de (4b). Des analyses seraient nécessaires pour comprendre les mécanismes sous-jacents à ces affinités d’emploi. En insistant sur le fait que la traduction doit privilégier l’équivalence pragmatique, certains traductologues comme Roberts et Pergnier (1987) refusent de rapprocher traduction et linguistique contrastive : « deux énoncés sont déclarés équivalents dans un texte avant toute analyse des raisons sémantiques (ou, plus largement, linguistiques) qui leur confèrent cette équivalence » (Roberts & Pergnier, 1987, p. 4). Par ailleurs, la distinction entre les dimensions sémantique et pragmatique est d’autant plus importante quand il s’agit des pragmatèmes. Pensons à un énoncé comme 吃了吗 chī-le-ma ? (litt. ‘as-tu mangé’) en chinois, qui est dotée d’une fonction pragmatique et correspond à d’autres formules de salutation comme ça va ? en français.

Peut-on alors considérer deux UP comme équivalentes quand il y a une inclusion sémantique ou une différence d’ordre pragmatique ? Cette même question se pose aussi lorsque le sens d’une UP dans une langue possède une valeur axiologique neutre, alors que dans une autre langue existent plusieurs formes qui portent une connotation soit péjorative soit positive. Par exemple, l’expression française ne pas avoir la langue dans sa poche ‘parler sans détour, sans ménagement’ est neutre du point de vue de sa valeur axiologique. Lorsqu’elle est utilisée dans un contexte qui suggère une interprétation péjorative, elle est l’équivalente de l’expression chinoise (5) :

(5)
kŏu wú zhē lán
langue NEG. cacher empêcher
‘parler sans détour, dire n’importe quoi’

Lorsque l’expression française est utilisée dans un contexte positif, elle est l’équivalente d’une autre expression chinoise (6) :

(6)
xīn zhí kŏu kuài
cœur droit langue rapide
‘parler sans détour, dire ce qu’on pense’

Par ailleurs, pour ce sens positif, cette expression chinoise peut encore être considérée comme équivalente de l’expression française (peu usitée aujourd’hui), et qui porte une connotation plutôt positive, avoir le cœur sur les lèvres ‘être franc, sincère, dire tout ce qu’on pense’. Dans ce cas, l’équivalence entre les UP de la L1 et de la L2 peut être schématisée comme suit :

Schéma 3. Équivalence sémantique S1.1+S1.2 = S2

Schéma 3. Équivalence sémantique S1.1+S1.2 = S2

Avec cet exemple, on est confronté à un autre problème : l’équivalence semble aléatoire lorsqu’il y a plusieurs formes dans chaque langue qui correspondent au même sens idiomatique. Par exemple pour le concept chercher querelle, on retrouve plusieurs expressions en chinois (colonne de gauche) comme en français (colonne de droite) :

(7) a. 吹   疵 souffler‑poil‑chercher‑défaut     f. chercher la petite bête
b. 挑   刺 chercher‑poil‑ramasser‑épine g. chercher le poil dans l’œuf (rare)
c. 鸡     头 œuf‑dans‑chercher‑os h. chercher des noises
d. 找茬 chercher‑chaume i. chercher des poux
e. 挑刺 chercher‑épine

Ayant un sens idiomatique identique ou similaire, ces expressions sont presque interchangeables dans différents contextes d’usage, comme le montre le schéma suivant :

Schéma 4. Équivalences sémantiques associées à des formes multiples

Schéma 4. Équivalences sémantiques associées à des formes multiples

Il est possible que ces UP « synonymiques » portent des nuances qui les distinguent l’une de l’autre. Pour repérer ces nuances, il sera nécessaire d’effectuer une analyse comparative fine entre leurs contextes d’usage, et éventuellement une analyse des facteurs d’ordre psycholinguistique qui interviennent dans le choix de ces expressions par les locuteurs, comme le suggère le travail de Nayak et Gibbs (1990)10. Sans ces analyses poussées, les équivalences entre les expressions dans l’exemple (7) seront attribuées uniquement en fonction des ressemblances et des différences formelles. Comme nous allons le voir dans la section suivante, cela ne se fait pas non plus sans peine.

5.2. Équivalence formelle

Pour mesurer l’équivalence formelle entre deux UP, les taxinomies suggèrent de s’appuyer sur trois critères : le lexique (section 5.2.1), la structure syntaxique (section 5.2.2) et l’image tropique (section 5.2.3). Nous allons examiner chacun de ces trois critères dans le cadre de la comparaison des UP français-chinois. Une dernière section (5.2.4) nous servira pointer quelques cas particuliers, à savoir les faux-amis et les idiomatismes.

5.2.1. Critère lexical

Nous reprenons à notre compte la distinction traditionnelle entre mots pleins (essentiellement les noms, verbes, adjectifs et adverbes) et mots grammaticaux (par exemple les déterminants pour le français, les particules ainsi que les classificateurs pour le chinois). En général, les mots pleins sont plus faciles à traduire d’une langue à l’autre, au contraire des mots grammaticaux qui peuvent être assez spécifiques d’une langue donnée. Pour faciliter la comparaison, il semble plus pertinent de concentrer la comparaison sur les mots « traduisibles ». Par exemple, on aura tendance à considérer les couples d’expressions suivants comme étant totalement équivalents :

(8) a.                                  
diū liăn                                  
perdre face                                  
‘perdre sa dignité’
b. perdre la face
‘perdre sa dignité’
(9) a. 勒紧 裤腰带                                  
lēi-jĭn kù-yāo-dài                                  
serrer ceinture                                  
‘faire attention à ne pas trop dépenser’
b. se serrer la ceinture
‘faire attention à ne pas trop dépenser’

Il faudrait souligner que, dans le cadre de la comparaison français-chinois, cette équivalence lexicale ne doit pas se baser uniquement sur le sens traduit de chaque constituant. Il y a deux raisons à cela :

1) La première est liée à l’écart important entre les systèmes syntaxiques de ces deux langues. En effet, contrairement à la riche, mais stricte syntaxe du français, la syntaxe chinoise ne différencie pas clairement les mots en catégories grammaticales. Un même mot chinois, lorsqu’il est considéré de façon isolée, peut relever de plusieurs catégories. Son sens, ainsi que sa catégorie, ne peuvent être clarifiés que par les relations qu’il entretient avec les autres mots. Par exemple, le mot monosyllabique 种 peut être traduit en français par ‘graine’ par exemple dans 播种 bō-zhŏng, ‘semer les graines’, mais il peut aussi avoir un rôle grammatical de classificateur nominal et correspond à ‘une espèce de/une sorte de’ en français, par exemple dans 一种植物yī-zhŏng-zhíwù, ‘une espèce de plante’. Le choix de la catégorie, et donc du sens de ce mot, dépend fortement du cotexte et du contexte d’usage. Une analyse du lien syntaxique entre les mots constituants est donc nécessaire et éclairante pour mesurer l’équivalence formelle entre les expressions suivantes :

(10) a. (打)
(dǎ) hēi gōng
(faire) noir travail            — [(V) + [Adj + N]]
‘(faire) un travail illégal’
b. Travailler au noir            — [V + [Prép + N]]
‘faire un travail illégal’
c. un travail au noir
‘un travail illégal’

5.2.2. Critère syntaxique

Les expressions citées ci-dessus ne sont pas totalement équivalentes formellement. En effet, 黑 hēi ‘noir’ dans l’expression chinoise (a) qualifiant le nom travail a une fonction d’adjectif, alors que dans les équivalents français (b et c) noir est un nom. L’équivalent total de l’expression chinoise en français aurait été #(faire) un travail noir.

2) D’autre part, certains mots constituants des UP peuvent être polysémiques ou vides de leurs sens propres, ce qui peut perturber le jugement sur le degré d’équivalence formelle entre deux UP. Considérons les équivalents sémantiques suivants :

(11) a. (黑)      
bēi (hēi) gūo
porter‑sur‑le‑dos (noir) marmite            — [V + [(Adj) + N]]
‘assumer des faits indépendants de sa volonté’
b. porter le chapeau — [V + N]
‘assumer des faits indépendants de sa volonté’

Le verbe de l’expression française (11b) porter est un verbe polysémique11, qui se traduit par autant de mots en chinois qu’il a de sens en français. En effet, il signifie, entre autres, (1) « mettre sur soi, en parlant de l’habillement, de la parure », il correspond alors au verbe chinois 戴 dài, (2) « soutenir quelque chose ou quelqu’un » et correspond dans ce cas au verbe chinois 背 bēi, le même verbe que contient l’UP chinoise (11a). Les parties nominales de ces deux expressions (11a) et (11b) ne désignent pas le même objet : marmite noire dans l’expression chinoise (11a) et chapeau dans l’expression française (11b). C’est alors en fonction de la traduction chinoise que l’on attribue au verbe porter que l’on détermine le type d’équivalence de ces deux expressions. Si l’on considère que le verbe porter a le sens (1), la séquence française n’aura aucun lien avec l’UP chinoise. En effet, dans ce cas, elles ne partagent aucun constituant et elles ne véhiculent pas non plus la même image métaphorique, ce qui correspond à équivalence nulle de Paszenda (1998). En revanche, si l’on considère que le verbe a le sens (2), c’est-à-dire un « synonyme » du verbe 背 bēi que contient l’expression chinoise (11a), ces deux expressions auront une équivalence partielle puisqu’il y a un constituant commun, ce qui correspond alors à équivalence partielle de Paszenda (1998).

Par ailleurs, le critère de l’ordre des mots, apparu dans le modèle de Vietri (1985), ne semble pas applicable comme principe d’équivalence dans le cadre d’une comparaison français-chinois. La variation de l’ordre des mots en français rend ce critère moins valable, par exemple l’adjectif est toujours mis devant un nom en chinois, ce qui n’est pas forcément le cas en français.

Il faut aussi noter que l’équivalence ainsi définie ne prend pas en compte la variation qui peut affecter la forme d’une même UP. En effet, pour mesurer l’équivalence formelle entre deux UP, on est souvent contraint de les présenter sous une seule forme. Cette présentation monotone passe sous silence la variation formelle que possèdent certaines UP. Par exemple, l’expression chinoise 放鸽子, litt. ‘poser-pigeon’, fig. ‘ne pas venir au rendez-vous fixé’, peut être considérée comme l’équivalent de l’expression française poser un lapin. L’expression chinoise s’utilise aussi bien à la voie passive qu’à la voie active, comme le montre l’exemple :

(15) a. 鸽子。
tā fàn wŏ gē-zi
Il poser mon pigeon
‘Il n’est pas venu à notre rendez-vous’
b. (他) 鸽子。
wŏ bèi (tā) fàn gē-zi
Je par lui poser pigeon
‘Il n’est pas venu à notre rendez-vous’

Néanmoins, en ce qui concerne son équivalent français, la forme passive (16b) n’est pas acceptable pour garder le même sens, et la forme passive (16c) est acceptable mais n’est pas aussi courante que sa forme active :

(16) a. Il m’a posé un lapin.
b. # Un lapin a été posé par lui.
c. Je me suis fait poser un lapin.

5.2.3. Critère de l’image tropique

Ce critère permettrait d’éviter la difficulté de traduction mentionnée précédemment. Dans la comparaison des UP, il vaudrait mieux séparer le plan imagé du plan lexical, comme le propose Basaj (1982). Certes, l’identité lexicale et l’identité syntaxique peuvent conduire à la création d’une même image tropique, mais l’identité de l’image tropique peut exister entre des UP qui n’ont pas forcément de correspondance mot-à-mot. Dans l’exemple (12), le lexique du phrasème peut être plus développé que son équivalent, mais ils partagent la même image tropique. En effet, (12a) est plus explicite que (12b) :

(12) a. (自 焚)      
wán hǔo ( fén)
jouer feu (soi brûler) — [[V + N]  ([Pro + V])]
‘prendre des risques’
b. jouer avec le feu — [V + [Prép + SN]]
‘prendre des risques’

Les couples d’expressions dans les exemples (13) et (14) peuvent aussi être considérés comme équivalents du point de vue de leur image tropique malgré l’absence de correspondance mot-à-mot :

(13) a.      
jiǎo tà shí dì
pied piétiner ferme terre — [N + V + [Adj + N]]
‘être réaliste’
b. avoir les pieds sur terre — [V + SN + [Prép + N]]
‘être réaliste’
(14) a.
shǔi
comme poisson avoir eau — [Prép + N] + V + N
‘(être) à son aise dans un domaine’
b. être comme un poisson dans l’eau — [Prép + SN + [Prép SN]]
‘être à son aise dans un domaine’

La comparaison des images tropiques est intéressante dans une optique cognitive, puisque, comme l’indique Sułkowska (2003, p. 108), « les séquences figées reflètent généralement d’une façon spectaculaire la manière de percevoir la réalité et la vision du monde créées par les locuteurs d’une langue donnée ». Dans la mesure où l’image tropique d’une UP renseigne sur son fond culturel, cette comparaison comporte ainsi un enjeu interculturel. Nombreuses sont les UP sémantiquement équivalentes véhiculées par des images tropiques différentes dans chaque langue :

Sens En chinois                            En français
‘L’arrivée de la personne qui était le cœur de la conversation’ 说曹操,曹操到
Litt. ‘quand on parle de Ts’ao Ts’ao12, il arrive’
Quand on parle du loup, on (en) voit la queue.
‘Flatter’ 拍马屁
Litt. ‘taper la fesse d’un cheval’
Lécher les bottes
‘Deux choses présentées comme différentes mais similaires en réalité’ 半斤八两
Litt. ‘une demi-livre et huit onces13
Bonnet blanc, blanc bonnet
‘Vérité dans les rumeurs’ 苍蝇不叮无缝的蛋
Litt. ‘la mouche ne mord pas un œuf sans couture’
无风不起浪
Litt. ‘il n’y a pas de vague sans vent’
Il n’y a pas de fumée sans feu.
‘Licencier, renvoyer’ 炒鱿鱼
Litt. ‘sauter calmar’
Mettre quelqu’un à la porte

Tableau 5. UP de sens identiques mais avec un lexique et des images tropiques différents

5.2.4. Cas particuliers

Le degré d’équivalence entre les UP de différentes langues, comme le montrent tous les exemples cités précédemment, est déterminé à partir d’UP ayant le même sens idiomatique. Néanmoins, la comparaison met également en évidence deux cas particuliers : les faux-amis et les idiomatismes. Le premier s’appuie sur l’équivalence formelle sans équivalence sémantique, alors que le second est complètement dépourvu d’équivalence.

• Les faux-amis

Lors de la comparaison, on peut s’attendre à ce que deux expressions puissent avoir une correspondance formelle (surtout avec la même image tropique) sans partager le même sens idiomatique, ce qui correspond à ce qu’on appelle généralement les faux-amis. Par exemple :

(15) a.                            
cū xīn                            
gros cœur                             — [Adj + N]
‘(être) étourdi’
b. avoir le cœur gros — [V + SN + Adj]
‘être triste’
(16) a.                            
zhū tóu                            
cochon tête                             — [N + N]
‘quelqu’un de stupide’
b. avoir une tête de cochon — [V + SN]
‘avoir un mauvais caractère’

Ce cas de figure peut être illustré par le schéma suivant :

Schéma 5. Équivalence formelle sans équivalence sémantique

Schéma 5. Équivalence formelle sans équivalence sémantique

• Les idiomatismes

Un dernier cas peut être illustré par ce que Basaj (1982) appelle les idiomatismes, c’est-à-dire des UP d’une langue qui ne trouvent pas d’équivalence idiomatique dans l’autre ou vice versa. Le tableau 6 illustre un cas d’idiomatisme entre le français et le chinois :

En chinois En français
换汤不换药
Litt. ‘changer de potion sans changer de médicament’
‘Changer la forme sans changer le fond’
临时抱佛脚
Litt. ‘embrasser les pieds du Bouddha’
‘Demander de l’aide lors d’une urgence’
‘Renoncer à deviner’ (lors d’un jeu) Donner sa langue au chat
‘Avoir énormément de travail’ Avoir du pain sur la planche

Tableau 6. Exemples d’idiomatismes français-chinois

Il nous semble néanmoins que la notion d’équivalence, intéressante par les outils qu’elle fournit, doit cependant être conçue avec une certaine souplesse. Les UP de (7), rappelées ci-dessous, nous serviront d’exemple. Ces UP signifient toutes plus ou moins ‘chercher querelle’. Dans la colonne de gauche figurent des UP chinoises et dans celle de droite des UP françaises :

(7) a. 吹   疵 souffler‑poil‑chercher‑défaut     f. chercher la petite bête
b. 挑   刺 chercher‑poil‑ramasser‑épine g. chercher le poil dans l’œuf (rare)
c. 鸡     头 œuf‑dans‑chercher‑os h. chercher des noises
d. 找茬 chercher‑chaume i. chercher des poux
e. 挑刺 chercher‑épine

Ces difficultés d’appariement ne sont pas résolues par la notion d’équivalence telle qu’elle est conçue actuellement. En effet, l’expression chinoise (7c) est (partiellement) équivalente à l’expression française (7g) pour deux constituants communs : le verbe chercher et le syntagme prépositionnel dans l’œuf, mais (6g) peut aussi correspondre à l’expression chinoise (7a) ou (7b) pour le syntagme verbal chercher (dét) poil.

6. Conclusion

Nous venons de montrer que, comme pour l’équivalence appliquée en lexique monolingue et en traduction, l’équivalence ne peut qu’être approximative en phraséologie comparative français-chinois. L’identité absolue n’existe ni au niveau sémantique (problème d’inclusion sémantique, différence en aspect pragmatique), ni au niveau formel (problème de traduction, différences de structures syntaxiques entre les langues, pluralité formelle). Pour envisager le degré d’équivalence, il est donc nécessaire de prendre en compte les particularités de chaque langue comparée, ici le français et le chinois, et d’opter pour les critères d’équivalence les plus appropriés. Ainsi, nous retenons comme critères, pour comparer l’aspect sémantique des UP : (1) leurs sens idiomatiques mais aussi (2) leur dimension pragmatique, même si l’identification de celle-ci nécessite une étude plus approfondie et implique éventuellement l’expertise d’autres domaines, la linguistique de corpus ou la psycholinguistique par exemple. En ce qui concerne l’aspect formel, il serait pertinent, d’après nous, de s’appuyer sur le niveau d’équivalence entre (1) le lexique constitutif, (2) la relation syntaxique, qui devrait primer sur l’ordre des mots et (3) l’image tropique représentée.

Cette notion d’équivalence nous semble fournir des outils intéressants face aux difficultés générées par les différences métalinguistiques entre langues. Les degrés d’équivalences, qu’ils soient formels, sémantiques et/ou pragmatiques, semblent être de bons outils qui permettent une comparaison relativement fine des UP, même si les langues comparées ont des systèmes linguistiques et des représentations culturelles très éloignées les unes des autres. Il faut néanmoins admettre que ces critères ne permettent pas d’éviter toutes les difficultés apparaissant dans l’appariement des UP d’un point de vue interlinguistique. Pour cela, nous devrons nous contenter de la possibilité d’avoir de multiples correspondances interlinguistiques, comme ce que montrent les exemples (6) ou (19). Par ailleurs, comme prolongement, cette étude pourrait fournir les réflexions de base pour voir comment la notion d’équivalence intègre le champ de la phraséologie appliquée et comment les résultats des recherches comparatives pourraient être transposés à la didactique ou à la traduction.

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Notes

1 Selon Buridan (2000), les premiers travaux portant sur la phraséologie du français consistent en des recueils de proverbes, tel que l’œuvre d’Egbert de Liège (1023). D’après Bi (2017), les premiers florilèges d’UP du chinois résultent d’une collecte des yànyǔ (proverbes) et des súyǔ (dictons), comme Sì Mín Yuè Lìng de Cui Shi de la dynastie Han de l’Est (25-220), Tián Jiā Wǔ Xíng de Lou Yuanli de la dynastie Yuan (1271-1368) ou Gǔ Jīn Yàn de Yang Shen de la dynastie Ming (1368-1644). Retour au texte

2 Le nom idiomaticité a plusieurs sens d’après González-Rey : ‘non-compositionnalité’, ‘figement syntaxique’ (2021, p. 51) mais aussi ‘propre à une langue donnée’ ou ‘intraduisible dans une autre langue’ (González-Rey, 2021, p. 164). C’est dans ces derniers sens que nous l’utilisons ici. Retour au texte

3 Ce type d’UP chinoise est défini plus loin, section 3.2. Retour au texte

4 Inspiré de Hu (2022), qui synthétise les classifications de Mel’čuk (1993, 1998, 2008), Howarth (1996), Cowie (1998, 2001), Pecman (2004), Hausmann et Blumental (2006) et González-Rey (2002, 2007). Retour au texte

5 Elles appartiennent à la catégorie 日常用语 désignant ‘les formules routinières’. Retour au texte

6 Ce terme n’est pas pris dans son sens habituel, mais renvoie plutôt au type de source dans lequel l’UP est susceptible de figurer. Retour au texte

7 “万变不离其宗。这个‘宗’就是说谚语,成语,惯用语,歇后语四类的设置基本不变。” (Wu, 2007, p. 50) Retour au texte

8 Les exemples présentés dans le tableau sont repris à Vietri (1985) qui compare des UP de l’italien et de l’anglais. Retour au texte

9 Nous avons repris l’exemple et l’explication donnés par Sułkowska (2003). L’exemple n’est néanmoins pas totalement pertinent dans la mesure où il y a également une différence de lexique entre ces deux expressions : diede ‘donner’ en italien et teach ‘enseigner’ en anglais. Retour au texte

10 À partir du constat selon lequel les locuteurs ne choisissent pas aléatoirement les UP pour les utiliser dans tel ou tel contexte, Nayak et Gibbs (1990) font l’hypothèse que le choix serait déterminé par la métaphore conceptuelle véhiculée par une expression. Retour au texte

11 Nous nous limitons aux deux premiers sens du verbe porter identifiés par Wiktionnaire. Retour au texte

12 Un seigneur de guerre, écrivain et poète de la fin de la dynastie Han en Chine antique (155-220) Retour au texte

13 Unité de masse : 16 onces font 1 livre. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Huiyun HU, « La phraséologie comparative français/chinois basée sur la notion de l’équivalence », Lexique [En ligne], 32 | 2023, mis en ligne le 01 juillet 2023, consulté le 17 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/lexique/894

Auteur

Huiyun HU

Univ. Lille, CNRS, UMR 8163 – STL – Savoir, Textes, Langage, F-59000 Lille, France
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